Paris  sous l’empire du luxe


PAR YANN LE HOUELLEUR à PARIS, Textes et illustrations

Que cela est ennuyeux de parler de soi-même ! On a l’impression, si on sait se montrer humble, de céder à la tentation du narcissisme. Mais il faut bien me résoudre à recourir au « Je ».

Donc, je venais de faire un dessin, place de la Madeleine, un dessin bien parisien où s’épanchent d’élégantes façades en partie masquées par des platanes.

Et il me fallait rencontrer une amie, à 16 h désireuse de me prendre quelques croquis, aux abords de la Comédie française. Je ne me doutais pas de la comédie à laquelle j’allais assister en parcourant l’interminable rue Saint Honoré (dessin: Yann Le Houelleur). Soudain, sur une place que surplombe l’église polonaise, je découvris une énorme boule lumineuse où se déployait ce bref message: « Joyeuses fêtes ». Et sur la façade d’un immeuble, un déluge de scintillements… comme un papillon géant accompagné de feuilles dorées. Et puis, soudain, la sensation d’avoir fait irruption dans un autre monde. La place et les rues attenantes étaient submergées par une marée humaine, plutôt silencieuse.

Pourquoi ce silence ? Parce que je me trouvais, bien malgré moi, dans le temple du luxe, et les marchands du Temple, en l’occurrence, ne tolèrent pas le bruit. Venus à Paris en provenance de pays lointains, ces milliers de « pèlerins du Luxe » ne rechignent jamais à faire la queue pour avoir le privilège d’entrer dans le magasin d’une griffe prestigieuse, en plein cœur de Paris.

« Capricieux et prétentieux »« Vous savez, c’est un sacerdoce que de travailler dans un tel commerce », devait me dire plus tard l’ex-directrice d’un « corner » spécialisé lui aussi dans le luxe, que nous rebaptiserons Nadège (*). Ce magasin occupe un espace sous l’impressionnante coupole des Galeries Lafayette, ourlée de feuilles d’or, à proximité de l’Opéra.

« Il s’agit de clients capricieux et prétentieux qui sortent de leurs poches des liasses de billets de cinq-cents euros comme pour affirmer leur puissance et qui considèrent avec mépris le petit personnel… »
Pour autant, l’auteur de ces lignes s’en voudrait de mépriser cette locomotive de l’économie française qu’est « l’industrie du luxe ». Même si on peut détester l’entre soi et la propension à l’exhibitionnisme des nouveaux riches, on doit admettre que ladite industrie génère des emplois par centaines de milliers et qu’elle contribue au rayonnement d’un pays, la France, dont l’influence régresse partout sur la planète.

La France parvient à demeurer le champion mondial du luxe. Les marques de cette filière devraient recruter 20.000 professionnels dans les deux ans à venir.

Une machine implacable -Toutefois, il est désolant de voir à quel point le Luxe, avec un grand « L », peut prendre en otage des pans entiers d’une ville défigurée par des enseignes qui en veulent toujours davantage, piétinant l’esprit de Paris.

Sur la rive gauche, le commerce haut de gamme, s’estimant à l’étroit dans son périmètre habituel (SaintGermain des Prés), a déjà commencé à grignoter la rue Saint André des Arts. De même, cette fébrile et dévorante activité, ne se contentant pas de la rue Saint Honoré, est partie depuis longtemps à l’assaut de l’avenue de l’Opéra et des rues tout autour de la Comédie français.

« Nous sommes en présence d’une machine commerciale qui avance implacablement et qui broie tout sur son passage », poursuit Nadège. Cette jeune femme a développé un burn-out après plusieurs années égrenées dans« son » magasin où elle était promise à une carrière en or… et cela s’est terminé aux urgences de plusieurs hôpitaux où on a fini par lui diagnostiquer un staphylocoque doré.
Louis Vuitton, Dior, Versace, Chanel, Céline, Giorgio Armani, Guerlain, Diesel, et tant d’autres…

Paris, rue Saint Honoré. Photo Yann Le Houelleur.

Hallucinant paradoxe que celui-ci : ils vendent du rêve, ils envahissent les pages des magazines avec des photos de mannequins si beaux qu’elles (ou ils) semblent provenir d’une autre planète… et pourtant les vitrines de leurs boutiques ne sont pas du tout stupéfiantes d’un point de vue esthétique. Souvent, des « mannequins de vitrine modulables » ou plus simplement des bustes trônent dans un vide absolu en compagnie de quelques accessoires ou même… ainsi que je l’ai vu dans la vitrine d’un magasin Diesel, de chaînes aux maillons épais. N’y aurait-il pas l’intention d’exciter chez les passants et les consommateurs de vils fantasmes ? C’est carrément du sado-masochisme, de surcroît au rez-de-chaussée d’un bel hôtel particulier. Voilà ce à quoi l’absence de culture peut conduire.

J’avoue que j’ai éprouvé, trois mois après avoir retrouvé la liberté (une longue hospitalisation découlant d’une infection foudroyante) une profonde souffrance en observant ces gens qui se trimbalaient avec des sacs blancs gros comme des baleines où se dessinaient les noms des griffes dont ils avaient « dévalisé » les rayons.

Ces inconnus ressemblaient, parfois, à des mannequins de vitrine : ils avaient des regards vides, ils ne discutaient pas entre eux et ils ne prêtaient aucune attention à l’architecture.

Alors, écœuré par tout ce que j’avais vu, j’ai pressé le pas pour rejoindre, à temps, la place André Malraux où j’étais attendu par Sylvie. Tout en choisissant deux dessins parmi l’éventail de ceux que je lui avais apportés, elle me dit : « Yann, tous ces gens qui surconsomment le font parce qu’ils sont malheureux. Ils aiment ce qui est factice. »

(*) Nadège n’est pas le nom réel de cette personne qui, elle, est bien réelle. L’auteur de l’article n’a pas voulu se risquer à la démasquer, ce qui aurait pu lui valoir des ennuis.

Franc-Parler

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Un commentaire à “Paris  sous l’empire du luxe”

  1. Stefano Picco 25 décembre 2023 at 08:35 #

    Je ne peux que m’associer à ce dépit. Le luxe a tué l’élégance et l’émerveillement.

    Et pendant ce temps, les héritiers Hermès et LVMH guerroient sans fin devant les tribunaux… Le luxe ne rend définitivement pas heureux.

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