Chant du cygne du cerisier

Je suis né cerisier, mais on m’a collé les noms de Prunus cerasus ou avium de la famille des rosaceae, donc, la pomme est ma grosse cousine.

On dit que mon origine est trouble, mais moi je sais bien que je suis cerisier.

Bien avant les romains, mon fruit rouge était déjà apprécié des grecs, des italiens et des gaulois ; Un jour, c’est la main d’un botaniste-sylvicole qui m’a planté avec douceur et soin dans son jardin épanoui où deux ânes rêvent encore de souffler sur une crèche. 

De suite, j’ai bien poussé, mes racines se fortifiaient et se multipliaient. Après un bain de pluie, une feuille m’est venue sur une branche et bientôt d’autres l’ont suivie. 

Un matin, après la rosée, j’ai fait un poisson d’avril à mes propriétaires : un florilège de neige me couronnait la tête et j’avais frissonné de pétales toute la nuit. 

Cette floraison blanche, merveilleuse et éclatante m’éblouissait et je me suis promis de la refaire l’année suivante. 

Cette clarté avait mûri mes fruits : de belles cerises rouge écarlate au goût sucré-acide, très délicat, raffolés des merles et des hommes. Pour mon planteur et sa dame, c’étaient de juteux desserts nommés « clafoutis », un nom bizarre qui fait plutôt gargouiller que saliver ! 

Le temps des cerises glissa ainsi d’années en années, j’avais le respect du verger, des ânes et de ses propriétaires. Faut dire qu’à chaque printemps, j’offrais, sans compter, l’abondance de ma création. Je guignais la patronne dans sa cuisine, lorsqu’elle alignait ses petits pots de confiture de cerises.

Pas de nuages au ciel, aucune alerte sur ma vie ; car ma confiance nourrissait mes branches, leurs feuilles, et mes fleurs devenues fruits. 

Le vent tourna, bientôt, des messieurs parcoururent le jardin avec de grands piquets, plantés autour de mon tronc ; ils égratignèrent mon corps avec une marque rouge. Puis, j’entendis des voix discutant au sortir de la maison, et ce fut le silence.

Pendant des jours, j’attendis avec inquiétude le résultat de ce curieux manège à piquets qui brisait si brusquement la paix du jardin et fit braire les ânes… était-ce un mauvais présage ?

Alors, me vint le souvenir d’un après-midi d’été, où Laetitia, une paire de cerises aux oreilles, s’était appuyée contre mon corps ; je l’avais écoutée lire à haute voix un livre décrivant une splendide cerisaie en Russie : un domaine, abri hors du temps, un trésor inestimable… Si cette cerisaie, n’était pas du tout mon jardin, étant unique ici, cette histoire avait pourtant touché mes oreilles-feuilles : 

Des Moujik, très anciens propriétaires se voyaient forcés de vendre leur cerisaie ; l’acheteur abattit tous les arbres et détruisit le domaine….

Ma sève se figeât, ma moëlle questionna soudain mon avenir et, dans le vent, mon feuillage trembla.

Bientôt, des coups de hache tailladèrent ma chair, je m’évanouis de douleur et m’écrasais par terre ; mes os et mes habits jonchèrent le sol, quelques cerises sèches, coloraient ma sépulture.

Une question encore : mais que leur ai-je fait ? Fidèle, j’ai offert pourtant chaque année mon florilège immaculé avec des cerises en abondance. Pas comme mon ami le figuier qui, n’ayant rien donné au Christ, sécha de honte. 

Vont-ils me vendre ? Pas de réponse, silence… comme en Russie, l’argent pourrait-il aussi tuer ma vie et rétrécir le jardin ?

Tout devint calme et sombre, feuilles et fleurs avaient disparu ; au ciel, une étoile frémit, un chant du cygne s’était fait entendre.

Sans odeur, l’argent s’infiltre partout, infecte et pourrit les décisions.

Même si ce chant du cygne était celui du cerisier, avec son dernier cadeau de cerises savoureuses, le merle gourmand et le renard rusé semèrent leurs noyaux pour faire naître, ailleurs, la seconde vie du cerisier.

La Vie suit la mort en triomphant. 

Claire-Dominique, 7 juillet 2024

Illustration: Les cerisiers de Liebfrauenberg, aquarelle de © Reto Olgiati

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Un commentaire à “Chant du cygne du cerisier”

  1. Lilou Berthoud 9 septembre 2024 at 08:23 #

    Très touchant. Merci

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