PAR YANN LE HOUELLEUR, à Gennevilliers
Les Français qui ont connu les années quatre-vingt n’ont pas oublié les reportages télévisés, les photos accompagnant les articles dans leur journal régional qui montraient un clown, pantalon large retenu par des bretelles, en train de décharger des caisses remplies de vivres, sous un chapiteau bleu et blanc. Ces vivres étaient destinés à des citoyens pauvres et le clown en question s’appelait… Coluche, un humoriste extravagant devenu la coqueluche des médias et dont l’émission quotidienne sur les ondes d’Europe 1, alors radio la plus écoutée de France, faisait un tabac. (Son vrai nom : Michel Collucci).
Aujourd’hui, on se souvient avant tout de Coluche comme l’inspirateur, l’idéalisateur des Restaurants du Cœur dont la mise en route s’est faite, précisément, sous un chapiteau à Gennevilliers, une ville de 50.000 habitants proche de Paris (trois stations de métro sur la ligne 13). Les Restos du Cœur y ont ouvert leur premier centre à la fin 1985. Donnant le coup d’envoi d’une série d’événements destinés à commémorer les quarante ans des Restos, le maire communiste de Gennevilliers, Patrice Leclerc, a rappelé : «Notre ville est la seule à avoir accepté de mettre un terrain à la disposition des Restos alors que les autres municipalités sollicitées ont opposé un refus…» Cette cérémonie s’est déroulée en présence du Premier ministre, Michel Barnier, sous – clin d’œil à l’histoire – un chapiteau dressé pour la circonstance dans un cadre enchanteur, le parc des Sévines.
Le tsunami de la précarisation
Gennevilliers était alors touchée, comme tant d’autres villes françaises, par l’accélération d’une désindustrialisation qui allait contribuer, grandement, à faire croître la pauvreté. En même temps, un autre centre des Restaurants du Cœur ouvrait ses portes à Lille, dans une région elle aussi sinistrée. Lors de la première campagne des Restos, 5.000 bénévoles allaient distribuer plus de huit millions de repas. (Le mot « campagne » désigne les quelques semaines décisives pendant lesquelles les Restos doivent faire le plein de victuailles pour les mois à venir et procéder à l’inscription – ou la réinscription – de celles et ceux qu’ils appellent «les bénéficiaires».)
Décédé quelques mois plus tard dans des circonstances qui restent encore à éclaircir, Coluche était un visionnaire. L’humoriste avait subodoré le tsunami de la précarisation qui ne tarderait pas à changer le visage de la France. «Il y a quarante ans, a remémoré Patrice Leclerc, les premiers bénéficiaires des Restos du cœur étaient principalement des chômeurs, des personnes sans domicile fixe. Depuis, la pauvreté s’est accrue, devenue multiforme. La précarité s’est mise à grignoter des couches de la population de plus en plus vastes. Aujourd’hui, les bénéficiaires des Restos du cœur sont des familles monoparentales, des étudiants dont la bourse ne permet pas de finir le mois, des travailleurs précaires avec de tout petits salaires… »
L’an dernier, les Restos ont servi 163 millions de repas. Les 2.3048 lieux d’accueil administrés et animés par 75.000 bénévoles (70.000 personnes de plus que pendant la saison 1985-1986) ont accueilli au total 1,3 million de «bénéficiaires.
Une seconde mission, complémentaire
En France, les Restos du Cœur sont très certainement l’une des structures associatives les plus connues et respectées. Mais s’ils ont pu conquérir une telle notoriété, c’est aussi parce que les Restos fonctionnent en vertu d’une organisation bien rôdée, de plus en plus professionnelle, qui sait conjuguer la générosité et l’efficience (nous savons combien ce mot, efficience, peut choquer dans un tel contexte).
Certains bénévoles et salariés des Restos, sans pour autant remettre en cause le système, évoquent «une lourdeur de fonctionnement». Rien de plus légitime: celles et ceux qui aspirent à être aidés sont amenés à fournir une documentation complète prouvant l’insuffisance de leurs revenus. On ne badine pas avec les aliments, d’autant plus que les Restos du Cœur reçoivent des subventions attribuées par la communauté européenne et par divers mécènes. Nous n’allons pas nous attarder sur «la lourdeur du fonctionnement» et une certaine bureaucratie évoquées précédemment, d’autant plus que les Restos du Cœur se sont assigné une mission autrement plus ambitieuse que pendant les premières années de leur trajectoire. C’est Murielle Dappe, présidente (bénévole) des Restos du Cœur du département des Hauts-de-Seine, qui résume une telle évolution. «Nous avons développé une activité seconde. En plus de la distribution d’aliments, nous nous appuyons sur diverses compétences pour aider ceux des bénéficiaires qui en ont besoin de conseils. Par exemple, grâce au Barreau de Paris, nous pouvons mettre en liaison des juristes et des bénéficiaires faisant face à des difficultés administratives, telles que l’obtention d’une retraite, le droit à des aides de l’Etat (RSA, etc.). »
Les bébés et leurs mamans, un « public » qui ne cesse de croître
Dans plusieurs centres ont lieu des cours de français, à l’intention d’un public d’origine étrangère, prodigués par des bénévoles. Enfin, il convient de relever les efforts déployés par les Restos du Cœur à l’intention d’un «public» qui lui aussi ne cesse de croître : les bébés et leurs mamans. Un certain nombre de centres se sont dotés de salles où les mères de nouveaux nés et gosses jusqu’à trois ans reçoivent des aliments appropriés. C’est le cas à Asnières (Hauts-de-Seine) : Anne Huret, une puéricultrice à la retraite qui habite dans le Val d’Oise, affirme prendre soin, avec d’autres bénévoles, de plusieurs mères qui arrivent parfois au centre en larmes. Elles vont jusqu’à se priver de manger pour être en mesure d’offrir à leur progéniture pour le moins du lait. «Malgré toutes ces épreuves si difficiles à surmonter, nous parvenons à faire sourire et même rire ces mamans», garantit Anne Huret. Autrement dit, les Restos du Cœur n’ont pas pour unique vocation de distribuer des aliments mais avant tout de partager de l’amitié voire de l’amour.
Yann Le Houelleur est dessinateur et concepteur du journal numérique Franc-Parler.
Merci, Yann, pour ce très beau témoignage de la générosité de Coluche et du fait qu’elle a fait plein de petits, Martin