« Décès, dette, divorce et déménagement: ces 4D sont les principales sources des objets mis en vente »

PROPOS RECUEILLIS PAR ZHENISHBEK EDIGEEV

Bernard Piguet, vous êtes le principal commissaire-priseur de la maison Piguet Hôtel des Ventes à Genève. Comment vous est venue votre vocation?
Bernard Piguet: J’ai eu la chance de vivre une enfance heureuse auprès de mes grands-parents, qui possédaient une propriété dans le centre de la France. Il s’agissait d’une grande maison nichée au cœur de la forêt, emplie d’objets anciens, d’œuvres d’art et de tableaux datant de plusieurs siècles. J’y passais toutes mes vacances, et cet endroit a marqué mon imaginaire.

Bernard Piguet, qui a passé 7 ans chez Sotheby’s, dispose d’une double formation en économie (HEC) et histoire de l’art. Photo ©2025 Zheni


Chaque recoin de cette maison recelait des trésors à découvrir : j’explorais les tiroirs, montais au grenier et dénichais des objets fascinants. Prendre une boîte, manipuler une montre de poche, sentir la texture d’un vieux bougeoir en bronze ou en argent, c’était une expérience sensorielle unique. J’ai toujours pensé que toucher, sentir, et observer étaient essentiels pour apprendre et s’imprégner des choses. Ma grand-mère, en particulier, était passionnée par les objets anciens. Elle conservait des pièces de famille et aimait en acquérir de nouvelles, que ce soit dans des ventes aux enchères ou directement dans des maisons particulières. Nous discutions souvent à propos de ces objets, et c’est elle qui m’a transmis le goût de la collection.

J’accompagnais souvent ma mère aux enchères, elle avait fait l’Ecole du Louvre à Paris, cela m’a permis de découvrir cet univers fascinant. C’est aussi grâce à elle que j’ai découvert l’entreprise où je travaille aujourd’hui. Au début, je l’y accompagnais simplement, alors qu’elle venait assister à des ventes organisées par mes prédécesseurs. Plus tard, j’ai eu l’opportunité de racheter cette entreprise, qui était l’Hôtel des Ventes à Genève, un tournant marquant dans ma carrière et ma passion pour les objets d’art. Quand je l’ai reprise, il y avait à peine deux personnes pour gérer les activités, un seul ordinateur et plus de catalogue.

Nous n’avons pas commencé avec une grande équipe. À nos débuts, nous étions seulement deux. Puis, nous avons grandi progressivement : trois, quatre, et aujourd’hui, nous sommes un peu plus de 35. Cette croissance organique a permis à la vision que j’ai instaurée au départ de s’imprégner dans l’ADN de l’entreprise.

LA SUISSE, CARREFOUR POUR LES OBJETS D’ART

La Suisse est-elle un carrefour pour les objets d’exception et les collectionneurs?
Oui, la Suisse bénéficie d’une position géographique stratégique. En particulier, cela tient au fait que de nombreux étrangers sont venus s’installer ici, notamment après la Deuxième Guerre mondiale. Ces personnes ont souvent choisi la Suisse pour y passer leur retraite ou y vivre de manière permanente. Elles sont venues avec leurs biens, leurs objets d’art, leurs collections. Avec le temps, ces biens ont été transmis à leurs descendants, qui soit sont restés en Suisse, soit sont repartis à l’étranger.

Cela signifie que la Suisse est devenue un véritable centre où circulent des objets d’exception. Cette richesse alimente nos ventes aux enchères. La stabilité du pays, sa sécurité et son ambiance paisible attirent encore aujourd’hui des personnes fortunées et des collectionneurs qui s’installent ici sans craindre d’être importunés. Les Suisses eux-mêmes respectent cette discrétion, même lorsqu’ils croisent des célébrités au restaurant, par exemple.

Un autre aspect clé de cette situation est que la Suisse n’impose pas de restrictions sur l’entrée ou la sortie des objets d’art. Contrairement à des pays comme la France ou l’Italie, où des mécanismes de préemption et des réglementations sur les trésors nationaux peuvent limiter les mouvements des œuvres, la Suisse offre une liberté totale. Si un collectionneur souhaite faire venir une œuvre d’art ou une collection entière en Suisse, il peut le faire sans difficulté. Et s’il décide ensuite de les transférer à l’étranger, il n’y aura aucune entrave.

LES COLLECTIONNEURS SUISSES PARTICIPENT

Quels sont les avantages qu’offre cette liberté de circulation des œuvres d’art ?
Cette liberté est un avantage majeur. Elle rassure les collectionneurs et incite à faire transiter de nombreux objets par la Suisse. Dans d’autres pays, ces contraintes peuvent affecter la valeur des œuvres. Par exemple, en France, une restriction à la sortie du territoire peut réduire la valeur d’un objet sur le marché international, car il ne peut être vendu qu’à des acheteurs locaux. En Suisse, ce problème n’existe pas, ce qui en fait une véritable niche pour le marché de l’art.

Lors de ventes d’objets haut de gamme, nous créons une compétition entre les acheteurs étrangers et les collectionneurs suisses. Ces derniers, souvent séduits par la proximité, participent activement, ce qui nous permet d’obtenir des résultats exceptionnels. En combinant cette approche avec une position géographique privilégiée et des conditions de marché uniques, nous avons su développer une niche de marché solide, distincte de celle des grandes maisons internationales.

La redécouverte des objets est-elle une tendance née pendant le confinement?
On dit souvent, avec une touche d’humour, que les « 4D » sont les principales sources des objets mis en vente : décès, dette, divorce et déménagement. Évidemment, ce n’est pas exclusivement le cas, mais ces situations représentent une part significative. Parmi elles, le décès est sans doute le facteur le plus fréquent. Les dettes, bien que présentes, restent relativement marginales. Il arrive que nous proposions des avances sur des objets, en offrant au vendeur une partie du montant avant la vente. Cependant, cela ne constitue pas la majorité de notre activité.

Un point important à noter est que nous organisons exclusivement des ventes volontaires. Chez nous, il n’y a pas de ventes forcées, qui relèvent davantage des prérogatives de l’État.

Un phénomène intéressant a émergé avec la pandémie de Covid-19. Durant les périodes de confinement, beaucoup de personnes, contraintes de rester chez elles, ont pris le temps de repenser leur environnement. Des tableaux ou objets qu’ils avaient cessé de remarquer, par habitude, sont soudainement devenus encombrants ou désuets. Cela a incité de nombreuses personnes à vendre des pièces qu’ils ne souhaitaient plus conserver pour en acquérir d’autres et renouveler leur décoration.

RECORD DE VENTES EN PLEIN COVID

Quelle place occupe la maison Piguet dans ce centre mondial des ventes de bijoux et de montres qu’est Genève?
Il n’est pas question pour nous de rivaliser directement avec des géants comme Christie’s et Sotheby’s, qui réalisent des chiffres d’affaires en milliards. Nous évoluons dans une autre sphère, avec des résultats annuels situés entre 25 et 30 millions de francs.

L’année 2021 a marqué un record pour nous, avec un chiffre d’affaires avoisinant les 30 millions de francs. C’était paradoxalement la deuxième année de la pandémie, et nous avons bénéficié d’une forte croissance grâce à la mise en place de ventes en ligne. En 2020, la situation était difficile, mais nous avons rapidement développé une application et des outils digitaux pour maintenir nos activités. Les clients, privés de voyages, de sorties au restaurant ou d’autres loisirs, se sont tournés vers l’achat en ligne. Une fois cette habitude ancrée, elle a continué à stimuler notre activité même après la reprise.

« Nous créons une compétition entre les acheteurs étrangers et les collectionneurs suisses ». Photo ©2025 Zheni.

A quoi se mesure la valeur d’un objet?
La valeur d’un objet réside dans plusieurs dimensions. La qualité intrinsèque, d’abord, qui est la base de tout. L’histoire qu’il porte, ensuite : un objet acquiert une profondeur lorsqu’il est accompagné d’un récit. Que cette histoire soit liée à une figure historique comme Napoléon ou à une simple tradition familiale, elle ajoute une dimension unique. L’émotion qu’il suscite, aussi : certaines pièces provoquent des frissons ou une admiration immédiate. Aujourd’hui, avec les technologies modernes, il est facile de reproduire des objets. Pourtant, un objet original authentique, porteur de son histoire, reste inégalable.

LES LETTRES DES ENFANTS DU TSAR ET LE GLOBE DE LA DYNASTIE MING

Nos ventes aux enchères ont souvent été le théâtre de découvertes extraordinaires. Je citerai par exemple, les lettres des enfants du tsar Alexandre III. Un jour, un homme est venu avec un lot de lettres et d’objets qu’il souhaitait jeter s’ils n’avaient aucune valeur. Après une analyse minutieuse, nous avons découvert qu’il s’agissait de lettres écrites par les enfants du tsar en exil, adressées à leur précepteur en Suisse. Grâce à un travail de recherche approfondi, nous avons organisé une vente qui a eu un retentissement mondial et établi des records toujours inégalés.

Les photos de famille des Romanov complètent cette découverte:
Un an après la vente des lettres, le frère du vendeur est venu avec des photos inédites de la famille impériale, capturant des moments intimes et privés. Nous avons aussi mis en vente des lettres du tsar Nicolas II ou le journal intime de Nicolas Ier. Ces pièces ont également marqué l’histoire des enchères par leur succès.

Une autre découverte marquante fut un globe céleste en bronze, présenté comme un objet chinois mais finalement identifié comme japonais, datant probablement de la fin de l’époque Ming et destiné à un empereur. Estimé à 100 000 francs, il a été vendu pour un million.

Vous aimeriez laisser une trace?
Si je devais résumer ma vision, ce serait celle d’un travail bien fait, avec rigueur, déontologie et professionnalisme. Ces principes sont les fondations sur lesquelles nous avons bâti notre succès, et ils continueront à guider notre maison dans les années à venir.

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Un commentaire à “« Décès, dette, divorce et déménagement: ces 4D sont les principales sources des objets mis en vente »”

  1. Catherine de Saugy 31 janvier 2025 at 15:52 #

    « Bravo et Merci au Clan PIGUET » !

    d’avoir accueilli mes oeuvres sous votre toit et de les mettre en lumière par vos connaissances, intuition, discernement, écoute, rigueur, organisation, goût, élégance, expression, contact, générosité, politesse, empathie …patience, performance …et succès !

    Catherine

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