Dans le premier volet de cette analyse des relations entre la Suisse et l’Union européenne, je vous parlais des lacunes, restons polis, en matière de transparence. Venons-en à l’une des principales concessions, soi-disant, arrachée à la commission européenne par les négociateurs suisses : la «clause de sauvegarde». Il s’agit-là d’une disposition contractuelle qui permettrait à la Suisse, toujours selon le narratif du Conseil fédéral, de limiter l’immigration en cas de «graves problèmes économiques ou sociaux» sans autre précision. À l’heure où l’Allemagne ferme ses frontières pour cause d’inflation, de crises politique et industrielle, notamment dans le secteur de l’automobile, autant dire que cette fameuse «concession» tient davantage du slogan publicitaire que d’une quelconque garantie contre, par exemple, les effets socio-économiques désastreux pour les travailleurs d’une ouverture dérégulée du marché du travail en Suisse. À titre de comparaison, la part de travailleurs issus de la migration, en activité et résidents est de 23,1 % en Suisse contre 10,8% en France, et encore, cette statistique ne prend pas en compte les 400’000 travailleurs frontaliers dénombrés en 2024. Ainsi, si l’USS réclame davantage de régulation en lien avec la conclusion d’un accord sur la libre circulation des travailleurs, ce n’est pas par volonté de juguler le nombre de travailleurs issus de la migration, mais bien parce que le patronat suisse et les investisseurs de tout poil profitent de la situation pour exacerber la concurrence induite par ce flux migratoire, comprimer les salaires, déréglementer et flexibiliser les conditions de travail. Cela d’autant que la main-d’œuvre étrangère, tenue pour redevable, est plus malléable et difficile à organiser.
La souveraineté prise en otage
Sans surprise, et comme à son habitude, quand l’UE négocie des accords commerciaux avec la Suisse, elle y met toujours des conditions à fort contenu politique. Ainsi, lorsque swissinfo.ch commente les accords signés en décembre dernier, on ne s’étonne pas de lire : «reste à savoir ce qui est encore écrit en petits caractères dans la convention. Par exemple, en ce qui concerne la reprise du droit, la Suisse peut certes s’adapter de manière autonome, mais il n’est pas clair quelles sanctions – l’UE parle de ”mesures de compensation” – sont prévues si la Suisse ne suit pas l’UE», ou encore : «les ”juges étrangers” demeurent eux aussi. Certes, les litiges sont en principe jugés par un tribunal arbitral commun. Mais en dernière instance, ce dernier fera appel à la Cour de justice de l’UE (CJUE) si le droit européen entre en jeu».
Sans parler de la très médiatisée «clause de sauvegarde» dont il est précisé qu’elle ne serait activable qu’en cas de «graves problèmes économiques ou sociaux». Là encore, il faut savoir que pour le cas où le Conseil fédéral décidait de l’activer, ce serait à la Commission européenne qu’en dernière analyse il reviendrait d’évaluer la gravité et la nature du problème rencontré par le Conseil fédéral et de décider si oui ou non ce dernier serait fondé et autorisé à effectivement l’activer. En matière de concession, on a vu mieux. L’affaire est fumeuse et on est en droit de se demander qui concède quoi, et à qui. Tout cela nous ramène au système déjà bien connu des sanctions et menaces dont l’UE gratifie la Suisse à échéances régulières depuis le rejet de l’Espace économique européen (EEE) par le peuple en 1992.
Les chercheurs et milieux académiques de Suisse en savent quelque chose, et ce n’est pas un hasard si l’UE s’en est prise à eux en les excluant des programmes de recherche transnationaux tels qu’Horizon, ou Erasmus pour les étudiants. Ils sont vulnérables, le maillon faible en quelque sorte. S’en prendre à eux ne coûte rien, au contraire. Tenus pour faire partie de l’intelligentsia de la nation, leurs voix comptent, et comme la science ne connaît pas de frontières, ils furent, et sont encore, parmi les premiers, les plus enthousiastes et sans doute les plus naïfs ambassadeurs de l’idéalisme européiste. Affectés par les sanctions et exclusions, pris en otages et sur la défensive, un brin dédaigneux à l’égard de ce qui touche aux contingences sociales ou politiques, rien d’étonnant à ce qu’ils accordent la primauté à leurs intérêts corporatistes de chercheurs professionnels quitte à prôner l’adhésion sans autre considération et à passer pour ce qu’en Suisse on appelle des euro-turbos. Un effet collatéral des moyens mis en œuvre par l’UE pour faire pression sur la politique intérieure et la diplomatie suisse. Une politique de la carotte et du bâton dont le contenu doit être qualifié d’impérialisme institutionnel.
Michel Zimmermann, militant ouvrier, Genève
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