Lors de la bataille de Budapest en 1944-1945, la religieuse bâloise Hildegard Gutzwiller sauva 250 personnes d’une mort certaine

Les 26 et 27 mars dernier, l’Ambassade de Suisse à Budapest a organisé deux événements pour présenter le roman de Christian Campiche « Nous ne retournerons plus à Sashalom » . Le premier s’est tenu à l’Institut français en Hongrie et le second à la résidence de l’ambassade où l’auteur a lu cet extrait de son livre, destiné, selon ses propres termes, à « sortir de l’anonymat un personnage héroïque », la religieuse bâloise Hildegard – Hilda – Gutzwiller, supérieure du couvent du Sacré-Cœur à Budapest. Lors des terribles bombardements de 1944-1945, cette Juste parmi les Nations sauva plus de 250 personnes d’une mort certaine.

Christian Campiche en discussion avec la journaliste Éva Vámos. Photo Manon Wermeille.

– Chez nous, au Danemark, il n’y a pas de Noël sans bougies.

Ágota regardait sœur Moeller illuminer le grand sapin du Sophianum. Les petites flammes gigotèrent de manière providentielle car au même moment une déflagration secoua la place, plongeant le quartier dans l’obscurité. Depuis quelques jours les bombardements s’intensifiaient sur Budapest. Les Russes avaient atteint la banlieue de Budakészi et encerclaient la capitale. C’est ce qu’affirmaient un général hongrois et deux officiers arrivés au couvent la veille. Hilda leur avait proposé le petit bureau à l’entrée. Elle s’était excusée de ne pas leur offrir autre chose que ce qu’elle qualifiait de niche de chien, mais après tout il y avait des glaïeuls pour leur tenir compagnie.

Les supérieures ne quittaient plus le réfectoire, devenu la pièce stratégique d’un édifice très vulnérable, du fait de son emplacement à deux pas du centre de la capitale. L’endroit était moins sûr que la cave où elles avaient installé ceux qu’elles appelaient leurs hôtes. Mais elles n’auraient pas pu dormir ailleurs. Il y avait tout le temps de nouveaux arrivants, il fallait leur laisser la place. Le 8 décembre, fête de l’Immaculée Conception, Hilda avait fait venir un capucin de Buda pour dire la messe. Le pauvre avait dû traverser le Danube en esquif au péril de sa vie, que n’aurait-il pas fait pour les sœurs du Sacré-Cœur! Les enfants constituèrent un chœur improvisé. Au moment du Gloria, on entendit des tirs violents. Agenouillée sur la pierre froide, Hilda priait: Seigneur donne-moi ton amour pour les hommes, cette maison est entre tes mains. Je puis être tranquille car tous mes soucis sont les tiens.

Hildegard Gutzwiller.

Ce 24 décembre, nul ne sut où la bombe était tombée exactement. Hilda se promit d’aller inspecter les lieux le lendemain matin. Une aile du bâtiment semblait touchée. Du haut des escaliers menant à la cave, elle rassura ses hôtes. Ils ne devaient rien craindre mais remonter dans le réfectoire où elle avait posé des bougies sur les tables. Le Bejgli était servi. Les flammes renvoyaient sur le mur les silhouettes des personnes regagnant le réfectoire. Un étrange ballet muet dominé par l’ombre de la supérieure animait la pièce. Hilda enregistrait attentivement les présences. Quatre personnes ne logeaient pas au couvent, elles étaient arrivées ensemble dans l’après-midi. L’alerte avait retenu au Sacré-Cœur Mária, Mitzi, la Muse et un homme d’environ 25 ans qui se présenta à Ágota.

– Je m’appelle Pali, je suis musicien. Tu n’as pas de chance, Ágota, il y a un piano dans cette pièce. Tu vas devoir te farcir Liszt à la mode de Broadway. J’espère au moins que tu aimes le charleston.

Pali… Ágota supposa qu’il s’agissait du personnage qui avait provoqué les rires complices échangés entre Mitzi et Mária, le jour de son arrivée. Tout le monde regagna sa place sur les bancs en bois quand des pleurs rompirent le silence. Ceux d’un bébé que le bruit des obus avait réveillé. Une novice allemande le prit dans ses bras. Ô Tannenbaum, wie treu sind deine Blätter… Calmé par la douce voix de la religieuse, le bébé se rendormit. Les conversations reprirent avec la même intensité qu’avant le survol des avions. Autour du petit sapin posé par terre à côté de la cuisine, les enfants recommencèrent le chant qu’ils avaient entamé avant l’alerte. 

Szép asszonynak kurizálok,
Az urának fittyet hányok, fittyet hányok, _
Jaj, jaj, jaj, jaj a szívem, meg ne tudja senki sem,
Hogy én magát olyan nagyon szeretem,
Csak a cigány egyedül, aki nékem hegedül…

…Je fais la cour à la belle,
Son mari ne le sait pas
Oh, mon cœur, personne ne sait encore
Combien je t’aime,
Seul le tsigane le sait, celui qui joue du violon…

Quelqu’un lança qu’il ne s’agissait pas vraiment d’un chant de Noël. La Muse sourit, ses yeux pétillaient.

– Chez nous à Frics en Haute-Hongrie, les hommes chantaient des chansons paillardes…

Mitzi fit du coude à Pali qui était assis à ses côtés. Elle lui suggéra de se mettre au piano et coupa, haussant les épaules.

– Ágota, sache que dans cette famille, ils sont un peu bizarre!

Une voix s’éleva à l’autre bout de la table. C’était le général.

– Frics, quel château magnifique, baronne! J’y ai fait une halte comme jeune lieutenant en 1917, votre intendant m’a très bien reçu. Mais ce n’était pas à Noël, je n’avais pas l’esprit lutin. Continuez à chanter, les enfants!

Lám az enyém, lám az enyém sötét kék,
Mégse vagyok a babámnak elég szép…

… Eh bien les miens, eh bien les miens sont bleu foncé, Pourtant je ne suis pas assez beau pour ma mignonne…

Le général se leva, ajusta sa ceinture et se planta devant Mitzi. Les officiers en firent de même en s’immobilisant face à Mária et Ágota.

– Kezét csokolom! M’accordez-vous cette danse?

De loin Mitzi jeta un regard entendu à Pali qui mit ses lunettes noires. Une coquetterie d’artiste, avait-il coutume de commenter avant chaque prestation musicale. Pali commença à accompagner les enfants au piano. Mitzi laissa dans l’assiette son morceau de roulé aux pavots et prit le bras du général. Elle le lâcha aussitôt pour improviser un csárdás. Fidèle à la chorégraphie de cette danse populaire, le général sautillait à son tour, frappant de la main ses cuisses et ses bottes. Ses médailles scintillaient comme des étoiles sur son poitrail. Puis les deux danseurs se saisirent par les épaules et tournèrent tels des toupies. Imitant leurs gestes, Mária et Ágota les rejoignirent au milieu de la pièce avec leurs chevaliers servants. Toute l’assemblée tapait des mains et chantait.

Droite dans sa soutane noire, Hilda observait la scène avec un air détaché. Pour une fois qu’un événement sortait ses hôtes du purgatoire, elle n’allait pas rompre l’ambiance.

(Extrait de « Nous ne retournerons plus à Sashalom » par Christian Campiche, Editions la Maraude).

L’Ambassadeur Jean-François Paroz durant son exposé intitulé « Entre histoire et fiction – Un bâtiment, des héros et des Justes ». Photo Manon Wermeille.
Le violoniste virtuose et pianiste Márton Vörösváry, ici en compagnie de son mentor, la violoniste helvéto-hongroise Bernadette Elöd, a régalé l’assistance en lui offrant un petit concert.
Photo infoméduse
Il y avait du monde à la présentation du livre à l’Institut français en Hongrie, placée sous le parrainage du Chef de mission adjoint de la Suisse, Thomas Widmer. L’auteur est ici entouré de la journaliste Éva Vámos (à sa droite) et de la traductrice Ildikó Batthyány-Korpás. Photo DR
Parue aux Editions Erdélyi Szalon, la version en hongrois du roman, Többé nem megyünk vissza Sashalomra .

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9 commmentaires à “Lors de la bataille de Budapest en 1944-1945, la religieuse bâloise Hildegard Gutzwiller sauva 250 personnes d’une mort certaine”

  1. Blaise Lempen 2 avril 2025 at 12:47 #

    Bravo Christian Campiche!
    Magnifique travail. Une reconnaissance bien méritée. Toutes mes félicitations!
    Très belles photos…

  2. Bernard Rouffaer 3 avril 2025 at 15:17 #

    Je connais pas mal d’aspects de la bataille de Budapest, en 44-45, militaires, politiques, patrimoniaux, civils ou humanitaires, mais j’ignorais l’activité de cette religieuse catholique.
    Merci de mettre en avant de telles personnalités.

  3. Thomas Widmer 3 avril 2025 at 15:21 #

    Encore une fois je vous félicite, la soirée à l’institut français était un énorme succès !
    Thomas Widmer, Chef de mission adjoint de la Suisse en Hongrie

  4. Judit Czellar 3 avril 2025 at 15:25 #

    Monsieur Campiche, vous avez rendu un grand service à ce petit pays, mon pays, la Hongrie, avec ce livre qui m’a beaucoup touché! Je n’ai jamais vu ni lu un livre d’un auteur étranger qui connaisse aussi bien notre histoire, nos tragédies, nos émotions, nos coutumes, notre pays et notre capitale. Merci, M. Campiche, merci beaucoup pour cela !
    Bonne chance et j’espère que votre travail sera présenté dans de nombreux endroits en Hongrie !

  5. Kudret Isaj 3 avril 2025 at 15:29 #

    Félicitations, cher Christian Campiche, pour le grand succès du vernissage de votre livre et d’autres activités qui se sont déroulées à cette occasion à Budapest. Votre texte est très touchant et écrit avec le coeur qui bat fort. C’est incroyable le geste héroïque de la religieuse bâloise qui a pu sauver la vie de 250 personnes en l’année 1944 à Budapest.. Ca c’est une belle surprise, une histoire complètement inconnue, c’est une découverte importante pour la Suisse. Vous avez fait magnifiquement votre travail et accompli votre devoir devant les deux patries. Il faut que réagissent les institutions compétentes.

  6. Liliane Haefliger 3 avril 2025 at 15:36 #

    Hildegard Gutzwiller me fait penser à ma mère, Allemande, née en 1924. Elle a vécu cette époque de manière étrange, entre goût du romanesque et réalité (ses frères morts en Russie). Mes tantes racontaient qu’elle n’avait peur de rien ni de personne. Elle avait sauvé beaucoup de gens, sans se demander s’ils étaient amis ou ennemis.
    Mon père, Français, lui, avait quitté sa famille pour entrer dans la Résistance. Il n’ a jamais rien raconté de son passé. Ce qui reste: le souvenir des hurlements nocturnes de mes deux parents. Et des médailles.

  7. Zutter Philippe 3 avril 2025 at 17:19 #

    Bravo, magnifique. C’est très bien de rappeler à notre mémoire l’action héroïque de Hildegard Gutzwiller en Hongrie pendant la Guerre. Les gens, qui osent prendre des risques malgré une hiérarchie lénifiante, ne sont pas légion. Je pense aussi à l’attitude exemplaire du diplomate suisse Carl Lutz qui a réussi à sauver des dizaines de milliers de Juifs hongrois en 1944-45 à Budapest. Et Berne a été très lente à reconnaître ce haut fait. Donc encore bravo, cher Christian Campiche.

  8. Gyula Csurgai 4 avril 2025 at 10:57 #

    J’ai beaucoup apprécié les deux soirées de présentation de votre livre à Budapest, c’était un grand succès. Je voudrais vous féliciter pour l’écriture de ce livre et je suis très content qu’il ait été traduit en hongrois.

  9. ELÖD Bernadette 7 avril 2025 at 15:04 #

    Cher Christian,

    Tu sais combien j’ai apprécié ton livre (déjà lu 3 fois en version française!), mais pouvoir être présente à Budapest et vivre ces événements, tant à l’Institut de France qu’à la soirée de l’Ambassade de Suisse, était pour moi une profonde joie et émotion ! Le succès était tel que tous les livres à l’Institut de France sont partis en quelques minutes! Donc j’ai déjà commandé à Budapest pour en avoir moi aussi la version hongroise!
    Ce roman est réellement précieux pour notre petit pays, ma chère Patrie (!) qu’est la Hongrie !
    Bravo à toi de l’avoir écrit et fait traduire ! je souhaite vraiment que ton livre continue à faire grand écho et qui sait (?) peut-être suscite aussi un film!…
    Bonne chance cher Christian!

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