PAR KUDRET ISAJ
Le 23 avril 1949, la reine Géraldine d’Albanie adresse une lettre à Martin Bodmer, le vice-président du Comité International de la Croix-Rouge. Ce dernier conseille à ses collaborateurs de traiter l’affaire avec délicatesse, prudence et sagesse. Martin Bodmer (1899-1971) est connu comme étant l’un des bibliophiles les plus célèbres de Suisse. En 1944, il a quitté sa ville natale de Zurich pour acheter un terrain à Cologny, tout près de Genève, au bord du lac Léman. Sa bibliothèque dénombre environ 150.000 livres, manuscrits et objets archéologiques.
La lettre de Géraldine contient trois points: les statuts et les règlements de la Croix-Rouge albanaise datant de sa fondation en 1923, les mêmes statuts modifiés en 1926-1939 ainsi que des brochures mentionnant des exemples d’autres statuts de Croix-Rouges dans le monde. Le 10 mai 1949, un haut fonctionnaire du CICR, J.C. Wetteville, répond à Martin Bodmer:
(…) Nous nous permettons de vous suggérer les éléments de réponse suivants : 1). Les statuts de la Croix-Rouge internationale, cités par votre correspondant, ne contiennent aucune indication quant à la création de nouvelles Sociétés de Croix-Rouge. 2). Nous ne possédons pas d’exemplaire des dernières statuts de la Croix-Rouge albanaise. Le texte que nous avons, date de 1922 ; ci-joint un exemplaire. 3). Nous attirons votre attention sur le texte des conditions posées pour toute reconnaissance d’une Société nationale de la Croix-Rouge. Il ressort de ces conditions que pour être dûment constituée et reconnue par le CICR, une Société de Croix-Rouge doit être agrée par son Gouvernement et exercer son activité sur son territoire national. 4). L’emploi du signe de la Croix-Rouge est soumis à des règles très précises, à savoir : a) Les conditions énoncées par la Convention de Genève de 1929, notamment à l’article 27 ; b) La législation nationale de chaque pays signataire de la Convention, prévoyant la répression de tout abus du symbole par des particuliers, ainsi qu’il est indiqué au même article 27. La création d’une Société qui ferait usage du symbole de la Croix-Rouge en pays étranger paraît donc entièrement exclue.
Une structure rivale à Alexandrie?
Martin Bodmer charge dès lors Jean Duchosal, secrétaire général, d’envoyer une lettre à la reine Géraldine d’Albanie à Alexandrie en lui donnant des explications explicites et argumentés à propos de sa requête. Il faut bien dire que les démarches entreprises par la reine en exil paraissent pour le moins incongrues. Géraldine ignore-t-elle que la Croix–Rouge albanaise a été créée à Tirana le 4 octobre 1921, soit exactement 28 ans plutôt par le Genevois Eugène Pittard? Ignore-t-elle que son propre époux, le roi Zog I er, en avait été le Président d’honneur dès 1922?

La reine voulait-elle tout simplement créer une structure rivale à Alexandrie? Le 9 juin 1949, Jean Duchosal écrit au comité central de la Croix-Rouge albanaise à Tirana:
Nous vous serions très obligés de nous adresser un ou deux exemplaire les Statuts de la Croix-Rouge albanaise… Il va de soi, toutefois, que si vos Statuts n’ont subi aucune modification depuis 1922, il n’est pas nécessaire de nous les renvoyer.
Le secrétaire général n’a pas l’intention d’informer la Croix-Rouge albanaise de la démarche de la reine en exil. La discrétion est de mise, car Géraldine ne peut pas adresser sa requête à la Croix-Rouge albanaise, vu sa situation, le Gouvernement albanais ayant pris en 1944 la décision d’interdire le retour du roi Zog I er et de sa famille en Albanie. Qamil Cela, président de la Croix-Rouge albanaise, envoie dès lors à Jean Duchosal deux exemplaires des statuts de la Croix-Rouge albanaise en vigueur. Cela est un personnage connu en Albanie. A la fin des années 30’, habitant en France, il a été un militant actif dans l’envoi de volontaires albanais lors de la Guerre civile espagnole.
Sésame, ouvre-toi!
C’est en fouillant dans la bibliothèque Bodmeriana que l’auteur de ces lignes s’est mis dans la tête qu’il pourrait dénicher un manuscrit ou un objet relatif à son pays, l’Albanie ! Continuellement, il a répété la parole magique: Sésame, ouvre-toi! Et le destin l’a écouté. Martin Bodmer et la reine Géraldine d’Albanie ne se sont jamais rencontrés mais ils ont communiqué de manière épistolaire. Leur correspondance date de 1949, lorsque le couple royal d’Albanie vivait encore en Egypte.
Issue d’une ancienne famille aristocratique hongroise, la reine Géraldine avait appris à parler couramment l’albanais. Elle savait l’écrire. N’ayant que 46 ans lorsque Zog I er est décédé à Paris le 9 avril 1961, elle vivra encore 41 ans en exil avec son fils Leka Zogu et sa famille. En 2002, le parlement albanais a donné son feu vert au retour de Géraldine en Albanie. Revenue au pays en juillet de la même année, la reine s’éteindra quatre mois plus tard, telle une bougie souffrante pour l’Albanie.


