Non-dit d’une consultation ferroviaire


Doris Leuthard entend bousculer les priorités ferroviaires, tout en restant vague sur la suite. Ses choix accentuent une confusion qui fait craindre de sérieux retours en arrière.

Assemblée générale d’Ouestrail, association de promotion du rail en Suisse occidentale, le 1er avril 2011 à La Neuveville. L’invité est Philippe Gauderon, directeur des infrastructures aux CFF. Il évoque l’avenir en lâchant: «L’heure vaut 45 minutes!» La formule est passée quasiment inaperçue. Qu’on la mette toutefois en regard des déclarations de Doris Leuthard selon qui il est devenu plus important d’augmenter les capacités de transport que d’accroître les vitesses, et l’on se dira que la politique des transports avance décidément à hue et à dia.

Bon. C’est à l’horizon 2050 que Philippe Gauderon vise réduire les temps de parcours actuels d’une heure à 45 minutes, tandis que Doris Leuthard, au ras des pâquerettes, a surtout rebattu les cartes de Rail 2030. N’empêche, les perspectives ouvertes par le premier sont de nature à infléchir le choix des chantiers dont la conseillère fédérale a fait un réexamen.

Ces perspectives constituent aussi une réplique importante, dans le débat actuel sur la grande vitesse, aux thèses du professeur Daniel Mange. Avec son équipe de la Citrap-Vaud, Daniel Mange a remis au goût du jour les NTF (Nouvelles transversales ferroviaires) des années 70. Ce rêve de lignes TGV traversant la Suisse, la Confédération l’avait écarté au profit de la modernisation générale que permet Rail 2000.

Il y avait eu à ce sujet, dans les années 80, un débat très animé qu’il vaut la peine de rappeler, à cause des choix fondamentaux qui ont été opérés à cette occasion.

Une révolution technologique à l’échelle européenne

Le déclic de cette affaire fut l’épopée française du TGV dont le monde suisse du rail, cheminots, chercheurs, industriels et autorités, a été le spectateur médusé. De la mise au point d’un premier prototype à turbines à gaz en 1971-72, avec un premier record de vitesse à 318 km/h à la mise en service de la ligne Paris-Lyon en 1981, ce fut une décennie de progrès en technologie ferroviaire spectaculaires, alors que l’Allemagne marquait le pas à la suite du choix erroné de la sustentation magnétique. Et la suprématie française allait se renforcer: lorsque l’Allemagne revenue dans cette compétition crut remporter l’épreuve de la vitesse au printemps 1988, son record fut dépassé en décembre de la même année par une rame SNCF à 406 km/h. Le dernier record, toujours français, date de 2007 avec une rame d’essai à 515 km/h.

La décennie 70 a imposé l’évidence de cette révolution technologique, grâce à laquelle les grandes villes européennes allaient pouvoir être reliées par des trains faisant concurrence à l’avion. Le monde suisse du rail, en dépit de la fiabilité de ses trains alpins, était dépassé et se demandait comment il pourrait passer cette vitesse supérieure. Au point d’en faire un complexe.

Les NTF et leur alternative

Dans ce contexte, dans un climat se voulant novateur tout en poussant à la fermeture de nombreuses lignes secondaires, l’ambition s’est déclarée de doter la Suisse de lignes à grande vitesse. Ce serait les NTF (Nouvelles Transversales Ferroviaires), projet que le Conseil fédéral mit en consultation. Une ligne principale devait être construite sur l’axe Genève-Saint-Gall en passant par Berne et Zurich, complétée, à Olten, par un embranchement pour Bâle.

Un climat novateur? Pour le microcosme des décideurs ferroviaires, c’était une euphorie comparable à celle qui a accompagné le lancement de l’utilisation pacifique de l’énergie nucléaire. Des ingénieurs, des politiciens, des technocrates fédéraux, constatant un «effet TGV» dans l’opinion, étaient convaincus d’ouvrir, avec ce projet, une nouvelle ère.

De fait, ils avaient transposé un schéma TGV sur une carte suisse, sans proportionalité. En terme de population, et donc de rentabilité des investissements, Paris n’est pas Zurich, ni Lausanne Lyon, ni Genève Marseille. Le projet n’était pas seulement disproportionné à ce niveau. Il induisait une logique de concentration incompatible avec la réalité fédérale de développement décentralisé. Ce fut une des leçons des réponses à la consultation, qui fit l’effet d’une douche froide.

A l’évidence, les promoteurs des NTF pouvaient ranger leurs plans dans les armoires. Mais le plus intéressant est qu’à cette occasion a émergé une véritable alternative au projet de grande vitesse. Idée force: moderniser le réseau ferré existant en en préservant la densité. C’est le programme Rail 2000. Si l’on n’y renonce pas complètement à des portions de lignes nouvelles, et à des améliorations de vitesse, on donne la préférence à la maille, au réseau, sur les axes; et on en garantit l’efficacité en faisant de la vitesse un moyen d’assurer de bonnes correspondances.

Ces options encore un peu hésitantes au début sont renforcées lors du débat aux Chambres fédérales, et c’est ce message nouveau qui passe lors du vote populaire de 1987. Les partisans des NTF, s’ils n’ont pas disparu, passent pour des nostalgiques. Ce sont eux, la vieille école.

Au point que le sigle même de NTF disparaît des mémoires. Certes l’enthousiasme des vainqueurs du vote de 1987 sera refroidi par l’effrayante lenteur des travaux préparatoires, qui révèlent en outre que les devis étaient sérieusement sous-estimés. Et le temps passe, et d’autres projets – les transversales alpines, le trafic d’agglomération – le disputent aux priorités.

Confusion

La traversée des Alpes pèse lourd dans le débat financier. La faute à cette option prise très tôt de la financer sans recourir à une aide que l’Union européenne paraissait disposée à négocier. Cette éventualité est restée longtemps ouverte, qui n’a jamais été saisie. On a préféré s’enliser dans une guerre interne Zurich-Berne, lors d’une offensive visant à renoncer au percement du tunnel de base du Lötschberg. Les services que rend aujourd’hui cet ouvrage éclairent d’une lumière crue cette polémique agitée de Zurich.

Il reste que la première décennie 2000 est dominée par la confusion résultant du télescopage des besoins, confusion qui profitera à l’orbite zuricoise et désavantagera particulièrement la Suisse romande.

Alors que l’introduction d’un premier horaire Rail 2000, en 2004, s’avère positive, des débats oiseux sur l’achèvement du programme aboutissent à un moratoire de fait, auquel seul échappera, dans des conditions de légalité douteuse, le gigantesque chantier de la gare souterraine DML de Zurich.

On reparle vitesse

C’est alors que les partisans de la vieille école, qui rongeaient leur frein à l’Office fédéral des transports, aux CFF, dans les hautes écoles, et alors que la parenthèse Swissmetro se ferme, reviennent à la surface. Entre autres grâce à Daniel Mange, qui en 2009 a fait revenir les NTF au galop, avec un certains succès médiatique.

Il faut reparler de vitesse? Mais la problématique n’est pas absente du développement ferroviaire en cours. Après la crise des dépassements de devis dans les années 90, la Modernisation du Rail obtenue par Moritz Leuenberger en 1998 comprend un volet de raccordement du réseau suisse aux lignes européennes à grande vitesse. Ces lignes sont à quelques tours de roue, ainsi que le montrera bientôt, plus que toute autre, la ligne du TGV Rhin-Rhône.

Et voici que le débat sur la vitesse est pris en charge aux CFF par Philippe Gauderon. Ses options ne paraissent toutefois pas fondées sur des lignes nouvelles, mais sur une amélioration par étapes des lignes actuelles.

C’est ce qu’avait défendu en 2009, dans un commentaire adressé à Daniel Mange, le conseiller aux transports jurassien Alain Boillat. Il soulignait l’importance de maintenir la structure en réseau de Rail 2000. Quitte à réduire les temps de parcours de l’heure à 45 minutes, mais par tronçons et progressivement: l’essentiel étant de préserver le système Rail 2000 des bonnes correspondances.

Les observations d’Alain Boillat sont parvenues aux CFF, et l’on voit la compagnie pencher pour cette alternative. Si cela se confirme sur le plan politique, le débat sur la grande vitesse sera évacué au profit de l’amélioration générale des performances du système de transports. Encore faut-il se garder de tous les pièges, à commencer par celui tendu par Doris Leuthard.

Sa consultation lancée fin mars n’a effectivement fait que confirmer, par une bascule des priorités, la liquidation des objectifs de Rail 2000 non atteints, ce qui est surtout le cas en Suisse romande. Parmi les attentes pressantes, on trouve les chantiers du noeud ferroviaire de Lausanne et la réduction à une heure du temps de parcours Berne-Lausanne. Dans le premier cas on travaille sur les capacités. Cet objectif bénéficie des nouvelles priorités de Doris Leuthard. Il est vrai que ces travaux ont été plusieurs fois différés au profit de besoins zuricois, et que ce noeud lausannois risque l’asphyxie. Mais encore: la Confédération préfère aussi le projet lausannois parce qu’elle a réussi, par une astuce légale, à se délester d’une lourde charge financière sur les cantons de Vaud et de Genève.

Ce chantier est évalué à 1,3 milliard. Mais derrière Lausanne, il y a Berne et Bâle et ces investissements pourraient devenir gigantesques. A Berne surtout, dont la disposition de gare en courbe va poser des problèmes en regard desquels ceux de Lausanne peuvent paraître légers. Si la bascule des priorités va dans ce sens, plusieurs améliorations de la vitesse, romandes, prévues et indispensables au système, ne se feront pas. Adieu les réductions du temps de parcours entre Genève et Lausanne, entre Lausanne et Brigue, entre Bienne et Bâle ainsi que, entre Lausanne et Zurich, sur la ligne du pied du Jura… En revanche le projet de réduction de temps du parcours entre Zurich et Saint-Gall échappe au couperet! Un hasard sans doute.

Le piège est là. Doris Leuthard prévoit d’abord de renvoyer, pour financer Lausanne sans toucher aux enveloppes déjà fixées, la construction du tunnel du Chestenberg entre Olten et Zurich. Cet ouvrage aurait permis de remédier à un défaut de capacités. C’est la ligne du pied du Jura qui en pâtira, donc l’intégration du noeud de Lausanne, et au-delà, de Genève, dans le système de correspondances de Rail 2000.

Douteuse absence de perspectives

N’oublions pas que le sens des augmentations de vitesse est de rythmer la circulation des trains sur des correspondances efficaces. Et c’est déjà un problème que d’avoir recalé de la prochaine étape l’objectif de ramener le parcours Berne-Lausanne à une heure (57 minutes au maximum). La réalisation de cet élément de Rail 2000 repose dorénavant en partie sur les performances des nouveaux trains à deux étages. Ceux-ci demanderont des adaptations des voies pour près de 300 millions, une enveloppe semble-t-il disponible. En revanche des corrections de tracé nécessaires au même objectif, qu’une évaluation provisoire fixe à un milliard, ne sont pas programmées.

Et l’on ajournerait une fois de plus le tronçon de ligne rapide (prévu il y a 25 ans!) Siviriez-Villars-sur-Glâne. A plus long terme, cette non-réalisation hypothèque, une fois le parcours Lausanne-Berne ramené à une heure, sa réduction à 45 minutes. «L’heure à 45 minutes» se transformera-t-elle, tous comptes faits, en un privilège Zurich-Berne et Zurich-Bâle? D’aucuns se demandent plutôt si de telles réductions des temps, forcément limitées à certaines lignes, ne seraient pas un retour des NTF projetées il y a trente ans, au détriment du développement ferroviaire décentralisé en principe reconnu actuellement.

C’est surtout l’absence de perspectives à moyen et long terme dans les propositions de Doris Leuthard qui fonde ces craintes.

Mais, dira-t-on, la nécessité d’améliorer les capacités est impérative, et les moyens financiers sont limités. Le problème est bien dans la logique de restrictions financières de la Confédération, et sa désastreuse fiscalité. Deux preuves viennent d’en être apportées: le troc des investissements Lausanne-Chestenberg, en vue de résoudre des urgences sans toucher à l’enveloppe de 5,4 milliards dite ZEB (reste de Rail 2000). Et le report des charges nouvelles sur les cantons et sur les usagers. Ces propositions de report ont déjà suscité des réactions, et ça va discuter ferme. Au risque d’occasionner de nouveaux retards.

Ces lenteurs rédhibitoires sont plus préoccupantes que l’absence de projets de grande vitesse. Depuis 2005 on mégote sur les 5,4 milliards du programme ZEB, maintenant seulement en phase de planification. Le risque est de transformer la Suisse, championne du rail pour la densité de son réseau, en une région ferroviaire de seconde zone. Dans son intervention à Ouestrail, Philippe Gauderon observait que la seule ville de Pékin a consacré, entre 2006 et 2010, plus de neuf milliards de dollars à ses transports publics. Intéressant!

Article paru dans « Courant d’Idées »

 

 

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