“Charlie Hebdo” et la liberté d’expression, trois mois après, changement de débat?

Trois mois après le massacre de “Charlie Hebdo” et la mobilisation, massive, en faveur de la liberté d’expression, sous sa forme la plus absolue – le droit de tout dire, de tout écrire, de tout dessiner – , la prudence a pris le pas sur la virulence libertaire. 

PAR PASCAL HOLENWEG

A vrai dire, sitôt l’émotion retombée et les grandes manifestations dispersées, le temps de l’incertitude était venu. Le Mémorial de Caen a reporté de six mois ses Rencontres sur le dessin de presse, le temps, dit-il, de les “repenser sur le fond comme sur la forme”. Une exposition consacrée à “Charlie Hebdo” au Musée Hervé de Louvain, en Belgique, a été annulée. Ce repli n’est cependant pas général: à l’automne, le village de Saint-Juste-le-Martel redeviendra comme chaque année la capitale du dessin de presse, car y renoncer “serait donner raison aux terroristes”. La dessinatrice tunisienne Nadia Khiari résume: “si on arrête (…), c’est fini, les terroristes ont gagné”. Et puis, après le massacre et le formidable mouvement de soutien dont les survivants du journal, et le journal lui-même, ont bénéficié, “Charlie” est l’enjeu d’un autre débat, sur sa gestion, celle de son capital et celle de sa “gouvernance”, pour causer novlangue…

Des membres de l’équipe de “Charlie Hebdo” ont créé une association réclamant un fonctionnement plus collectif et plus transparent du journal, au fonctionnement très “familial”, avec trois directeurs-actionnaires concentrant les pouvoirs, et sans sociétés des rédacteurs. Détenu à 20 % par son directeur financier, Eric Portheault, à 40 % par son directeur de publication, Riss, et 40% par les parents de Charb, son directeur assassiné le 7 janvier, “Charlie” a reçu, depuis l’attentat dont il a été victime, plus de quinze millions d’euros et de produit de ses ventes (plusieurs millions d’exemplaires pour le numéro suivant l’attentat, plusieurs centaines de milliers ensuite). Le collectif qui s’est créé, pour d’une certaine manière mettre le fonctionnement du journal en accord avec ses idées libertaires, voudrait ouvrir le capital à un actionnariat des salariés, et assurer la transparence de projets qui font consensus entre le collectif et les propriétaires-dirigeants de “Charlie”: répartir les dons reçus après l’attentat, entre les blessés et les familles des victimes, et créer une fondation destinée à soutenir le dessin de presse en France et dans le monde. Car un tel soutien est, aujourd’hui plus que jamais, nécessaire: l’autocensure sous la menace se répand un peu partout, avec son corollaire: les menaces légales contre la liberté d’expression…

Ainsi, le gouvernement français veut-il “sortir” le délit (et sa répression) de parole raciste (y compris antisémite) du droit de la presse pour l’intégrer au Code pénal, conformément au principe que “le racisme n’est pas une opinion mais un délit”. Une “stupidité juridique” selon le président d’honneur de la Ligue des Droits de l’Homme, Henri Leclerc. Une stupidité et un danger: entre les mains d’un pouvoir politique peu soucieux de l’indépendance des juges et du pluralisme des convictions, le racisme serait bientôt rejoint dans la liste des “opinions” devenant des “délits” par toutes les opinions jugées dangereuses, par le pouvoir lui-même. Les “lois scélérates” frappant les anarchistes au début du siècle procédaient déjà de ce type de dérive. La loi française sur la presse fixe pourtant déjà des limites à la liberté d’expression en précisant que tout citoyen devra répondre de “l’abus de cette liberté” dans les cas déterminés par la loi. Or le racisme est précisément l’un de ces cas (il est sanctionné par le code pénal comme un délit), et ceux qui ont provoqué à la haine raciale peuvent même, si cette provocation a eu pour effet la commission d’un crime, être condamnés à perpétuité… Cela devrait suffire… d’autant que la répression  de l’expression du racisme ne fait pas disparaître le racisme.

Le droit suisse pose à la liberté d’expression les mêmes limites que le droit français: la discrimination raciale, la liberté religieuse (encore qu’on voit mal comment une expression puisse entraver la liberté religieuse, si on voit fort bien en quoi elle peut indigner ceux contre la foi de qui elle est exercée), la provocation publique au crime ou à la violence. Et c’est à chaque fois au juge de dire si ces limites ont ou non été franchies, comme il vient de le dire en France à Dieudonné, déjà condamné par le passé pour injures (comme d’ailleurs “Charlie Hebdo” l’a été), provocation à la haine ou à la discrimination raciale (ce pourquoi Charlie n’a en revanche jamais été condamné, ne pratiquant pas ce genre de discours). Il n’y a donc pas “deux poids, deux mesures” entre la mobilisation autour de “Charlie Hebdo”, pour la liberté d’expression, et les poursuites contre Dieudonné, d’abord parce qu’il y a quelque différence entre se faire assassiner à la kalachnikov et se retrouver, défendu par des avocats, dans un tribunal d’un Etat de droit, entre une exécution sans jugement et un jugement sujet à appel et recours.  Le droit français, comme le droit suisse et celui de la plupart des Etats démocratiques, protège les individus, pas leurs croyances. Il protège les sujets de droit, et les religions n’en sont pas. Il protège une liberté d’expression inaliénable et illimitée dans sa substance mais pas dans son exercice: ma liberté d’expression n’est pas plus absolue que celle de mon adversaire ou de mon ennemi.

“La liberté de tout dire n’a d’ennemis que ceux qui veulent se réserver la liberté de tout faire” disait Jean-Paul Marat, qui ne se privait pas de “tout dire”… Plus posée, la Cour européenne de droits de l’homme précise que la liberté d’expression implique celle d’exprimer des idées choquantes et inacceptables pour l’Etat ou une partie de l’opinion publique, mais l’ancienne conseillère nationale libérale Suzette Sandoz ne croit pas que l’on puisse “prétendre imposer au monde entier, d’un coup de baguette magique, le respect d’une liberté que nous avons mis beaucoup de temps à comprendre et à accepter”. Or, s’agissant de la liberté d’expression, il ne s’agit nullement d’imposer une liberté aux autres – une liberté ne peut d’ailleurs être imposée, elle ne peut que se prendre – il s’agit d’abord de la défendre pour nous, ceci pour peu que l’on admette le principe selon lequel “les autres ont toutes les libertés que l’on se reconnaît à soi-même”. Cette liberté que l’on revendique pour nous (et donc pour les autres), on ne la défendra pas si on renonce à l’exercer pour ne pas froisser ceux qui n’en veulent pas… Et quand le directeur du Mémorial de Caen, qui a reporté de six mois ses Rencontres sur le dessin de presse, le temps, dit-il, de les “repenser sur le fond comme sur la forme, observe que “nous avons une manière d’appréhender le dessin de presse qui n’est pas partagée dans le monde entier”, il ne fait que poser un constat d’évidence, duquel ne saurait découler une autocensure quelconque, sauf à admettre que la “manière d’appréhender le dessin de presse” ailleurs doit s’imposer, sans réciprocité aucune, à la manière de l’appréhender ici.

André Comte-Sponville, pour qui “le blasphème fait partie des droits de l’homme, l’humour fait partie des vertus”, note, fort justement, que “les fanatiques n’acceptent jamais l’humour”, surtout, évidemment, “lorsqu’il porte sur ce qu’eux-mêmes jugent sacré”. Et d’en conclure, fort justement, que c’est là une “raison de plus pour rire d’eux, de leur sérieux et de leurs idoles”. A la condition, nécessaire à la légitimité de notre rire, que nous soyons aussi capables de rire de nous, de notre sérieux (ou de son absence) et de nos idoles, si nous en avons. Y compris de “Charlie”, donc.

CauseS TouSjours No 1401

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