Par le petit bout de la lorgnette – Septembre 1939, un mystérieux «A.C.» stigmatise les responsables et les coupables (selon lui) d’une guerre qui vient d’éclater


PAR SANTO CAPPON

En marge de la grande Histoire, un témoignage privé peut refaire surface 83 ans plus tard. Au hasard d’une brocante, dans le bac des cartes postales anciennes, consigné jadis par écrit à la faveur d’événements marquants. Miroir d’une époque, il resurgit comme pour exprimer à titre posthume un état d’âme bien particulier, propre à toute une frange de la population et de ses élites, en France comme en Suisse, nous le verrons ici. 

Voici donc le texte retranscrit de ce courrier revenu de nulle part, adressé en Suisse à “Monsieur JC Amy, 13 cours des Bastions – Genève” . Il est signé : ” A.C.”. Comme si son mystérieux auteur français avait voulu dire … ” assez ! “

St-Cloud, le 19 sept. 1939

Merci pour votre fidèle souvenir qui s’adresse à un homme désespéré de son inaction – pas pour trouver encore un poste, j’ai trois ans de trop. Nous aurons cependant besoin de toutes les volontés et de toutes les bonnes volontés. Pas un grand mérite à prévoir la guerre – non plus que le Dolchstoss (ndlr: souligné dans le texte) des Russes à la malheureuse Pologne – le masque est arraché et ce n’est pas un mal. Le communisme a de ce fait reçu en France tout au moins, un coup dont il aura bien de la peine à se remettre. Nous payons un peu cher les folies de 1936. Comme toujours, le pays se retrouve dans les grands moments : moral, solidité et ordre, sinon dans l’apparence au moins dans les choses essentielles. J’en ai eu la preuve tant à Paris qu’en Province. Succès certain mais cher. C’est il y a trois ans qu’il aurait fallu marcher. Texte du jour : Esaïe 41, versets 10 ,13 et 14.

Il y a moins de deux mois j’ai piloté (?) sur le champ de bataille de l’Ourcq un voyage d’officiers suisses conduits par le Colonel Bircher, tout à fait remarquable : y figurait un Genevois que vous connaissez sans doute : le Colonel Rilliet (de Bellevue). Ça été fort intéressant. Le choix du Général Guisan a réjoui tous ceux qui le connaissent et tous les amis de la Suisse.  Face à la Russie, réaction beaucoup trop lente des puissances occidentales. Mais elles y viendront.

Mes hommages à Madame Amy, mes amitiés à votre fils et très cordialement à vous.      A.C.

Que peut-on en dire aujourd’hui ? Si ce n’est qu’il s’agit ici d’un cas d’école, remis dans un contexte franco-suisse de septembre 1939.

Nous nous trouvons face à un militaire français retraité depuis trois ans, qui ronge son frein. L’Allemagne vient d’envahir la Pologne le 1er septembre, point de départ de la Seconde guerre mondiale. Encouragés par cette accélération de l’Histoire, jour après jour les uns comme les autres adapteront leurs idées en fonction des circonstances, mais surtout de leurs a priori, vers une préconisation politique et morale nettement bipolarisée. Car leurs convictions bien ancrées viendront interférer, autorisant certains à formuler en parallèle de l’actualité certains vœux pieux, traçant des évolutions souhaitées et laissant transparaître leur vision personnelle. En ligne de mire et en l’occurrence, le « salut » pour une France aux prises avec ses contradictions, et le destin de l’Europe.

Le Dolchstoss des Russes à la malheureuse Pologne” : littéralement, ce terme allemand souligné par. A.C. dans le texte, signifie “coup de poignard dans le dos”. A l’origine de cette expression, une Allemagne qui avait voulu exonérer son armée de la défaite en 1918, rejetant la faute sur la population civile à l’arrière du front, aux milieux de gauche et aux révolutionnaires républicains. Ce mythe fut par la suite cultivé par la droite la plus nationaliste, et contribua à faire grandir le parti nazi. Se développa même une “Dolchstosslegende”, selon laquelle l’armée allemande aurait été traîtreusement frappée par la « démocratie juive ».

Il est intéressant de constater que notre scripteur passe entièrement sous silence l’invasion allemande de la Pologne, pour ne s’attarder que sur l’attaque des Soviétiques à l’est de ce pays, le 17 septembre. Imputant de façon générale les causes profondes de la guerre aux “folies” françaises de 1936, alors que les communistes avaient participé au Front Populaire. Selon cette vision des choses, le mal provenait forcément d’une gauche internationaliste rendant indispensable un sursaut national voire européen.

Mais ce que A.C. ignorait à ce moment-là, fut que le pacte germano-soviétique de non-agression mutuelle, signé le 23 août 1939 par Molotov et Ribbentrop, contenait un protocole resté longtemps secret, selon lequel Allemagne et Union Soviétique se partageraient la Pologne, le moment venu.  

A.C. enchaîne : “Le pays se retrouve dans les grands moments : Moral Solidarité et Ordre.” Alors que la France de Pétain n’est encore que musique d’avenir, on entrevoit ici, à travers les lignes, cette « Révolution nationale » à venir, qui encadrera la future collaboration française avec l’Allemagne nazie.  Ordre = Travail, Solidarité = Famille, Moral = Patrie. CQFD.

Autrement dit, le texte de cette carte postale préfigure le futur basculement moral d’une certaine sensibilité française de fibre républicaine ou royaliste, vers celle que suggérera bientôt le vainqueur de Verdun. Ajouté à cela le manichéisme de tout une l’époque, terreau naturel des antidreyfusards et de l’Action Française, entre autre.

Avec en filigrane une France renforcée par ce renouveau souhaité en septembre 1939 par A.C., qui anticipe un “succès certain mais cher” : le 3 septembre la France avait déclaré la guerre à l’Allemagne, le 5 on a vu les armées françaises engagées dans leur offensive de la Saar, jusqu’à pénétrer le 12 sur territoire allemand et y engranger des succès le 13, face à une résistance quasi inexistante. Satisfait de ce “petit test”, Gamelin ordonnera même à l’armée de se retirer le 21 septembre sur la ligne Maginot sans avoir voulu atteindre le Rhin.

A.C. est d’autant plus confiant, qu’il place Dieu du côté de la France. Il cite pour cela Esaïe chapitre 41, versets 10, 13 et 14., où l’on voit les oppresseurs d’une juste cause être anéantis par le souffle divin …

Il déclare ensuite avoir “piloté” en France deux mois auparavant, un voyage d’officiers suisses sur le champ de bataille de l’Ourcq (Première guerre mondiale, la Marne en 14 et 18). Cela suppose que cet homme était représentatif de l’establishment et de la caste militaire française de l’époque. La délégation des hauts gradés helvétiques était conduite par le Colonel divisionnaire Eugen Bircher, ainsi que le Colonel Rilliet (de Bellevue).

Qui était donc le Colonel Bircher ? Il commandait la 5e division de l’Armée suisse et avait une formation de chirurgien. Une personnalité très en vue. A ce titre il encadrera plus tard des missions médicales helvétiques sur le front russe … mais du côté allemand. Souvent accompagné par un certain Fritz Thönen, médecin suisse ami notoire des SS.  

Ce qui autorisera certains à suspecter Bircher de sympathie pour l’Allemagne de ce temps-là. Jugement un peu rapide, éventuellement. Toujours est-il qu’en accord avec les idées de A.C., Bircher estimait que les mouvements de rénovation nationale en Suisse ainsi que les succès du national-socialisme en Allemagne, s’expliquaient notamment par l’extrémisme de la gauche. En y regardant de plus près, on découvre même qu’en 1933, il avait considéré la prise de pouvoir par les nazis comme une “révolution”, une opération de sauvetage de la culture en Europe centrale. Révolution prétendument justifiée, quelques heures auparavant, par un possible soulèvement d’inspiration bolchévique. Aveuglé comme A.C. par sa haine de la gauche, il avait sous-estimé, à cette époque-là, le danger que représentait le nazisme, ainsi que son antisémitisme institutionnel.

En septembre 1939, au demeurant, l’officier patriote qu’était Bircher, se ralliera sans état d’âme à la bannière du Général Guisan, garant de la neutralité suisse et promu à ce grade exceptionnel à la fin du mois d’août. A.C. se réjouira lui-même de cette nomination qui faisait alors l’unanimité. 

   

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