Le cinéma mondial est orphelin», a déclaré l’ancien président du Festival de Cannes, Gilles Jacob. Il est pourtant plus vieux, cet orphelin, que l’était Jean-Luc Godard, né trois ans après le cinéma parlant – et parlant, son cinéma à lui le fut sans rival dans cette parlure étrange, qui tenait de celle du gourou en même temps que de celle du pochard. Du cinéma, il disait qu’il est «une forme qui pense». Le sien était aussi une forme qui parle. Il proclamait que «faire du cinéma et le tapin, c’est la même chose» et qu’il fallait «faire politiquement du cinéma politique». Faire du cinéma politique en sachant qu’on en fait, en ayant décidé d’en faire. Parler de l’Histoire (avec une grande hache). Au risque, évidemment, de déconner. Jean-Luc Godard concluait une préface à la «Correspondance» de François Truffaut en soupirant «François est peut-être mort, je suis peut-être vivant. Il n’y a pas de différence, n’est-ce pas».
Il n’y en a plus, il est mort mardi. Epuisé, il a choisi de partir, et de se faire assister pour ce dernier départ. Recevant en 2014 le Prix du Jury de Cannes pour «Adieu au langage», et ne venant (évidemment) pas chercher son prix, il avait envoyé une lettre vidéo au président et au directeur du festival, et leur annonçait : «j’irai dorénavant là où je suis resté».
Il faudra se passer de lui. On y arrivera (tant d’autres y sont arrivés fort bien). On arriverait aussi à se passer de ses films, mais on n’en a pas envie. Ils ont scandé des décennies de nos vies, et il n’a pas d’héritier. Quelques épigones, peut-être, et des compagnons, comme les Straub, comme lui campant dans une marginalité choisie, revendiquée, cultivée, au point de lui avoir fait détester son «A bout de souffle», coupable d’avoir attiré deux millions de spectateurs dans les salles : «La marge, c’est ce qui fait tenir ensemble les pages d’un livre», comme le montage, c’est ce qui fait tenir ensemble les images d’un film. Et comme chacun de ses films, des plus géniaux (on mettra ici «Pierrot le Fou» et «Histoires du cinéma» au-dessus de tous les autres) aux plus irregardables (qu’on laissera reposer en paix sans les citer à comparaître), fait tenir ensemble les pans d’une oeuvre dont le chaos apparent produit une cohérence surprenante.
De toute façon, comme l’assure le cinéaste japonais Takeshi Kitano, «Godard existe probablement en dehors de la compréhension». Car à la fin comme au début est le chaos, et l’esprit de God-Art plane dans les images. Ce n’est pas lui qui était en avance sur son temps, c’est le temps qui était en retard sur lui. Et qui, mardi, l’a rattrapé.