Léon Spillaert à L’Hermitage, une exposition qui a un petit goût de Jacques Brel!


PAR PIERRE JEANNERET

Très apprécié en Belgique, Léon Spillaert (1881-1946) est moins connu chez nous. Il est né à Ostende, sur la côte de la mer du Nord, que l’inoubliable interprète du « plat pays » a chantée ainsi : « Avec la mer du Nord pour dernier terrain vague »… Cependant, depuis le milieu du XIXe siècle, Ostende était non seulement un port important, mais aussi une station balnéaire très fréquentée. Un film publicitaire de 1909, conçu par le « Cinématographe des colonies » (!), et projeté dans le cadre de l’exposition, vante ses quais où se promènent, sous une ombrelle, des femmes aux longues robes et des messieurs en habit, qui semblent tout droit sortis de la Recherche du temps perdu de Marcel Proust. Spillaert, lui, voit les quais autrement. Il les parcourt en fin de journée, ou la nuit, quand ils sont désertés par leurs habitants et leurs touristes. De naturel introverti et rêveur, l’artiste représente la ville et la mer d’une manière mystérieuse et assez fascinante, voire un peu inquiétante, proche du surréalisme et de l’expressionnisme. Il les montre parfois sous un éclairage électrique blafard. Pas de couchers de soleil flamboyants comme chez Turner ou Vallotton, mais un ciel toujours voilé au crépuscule.

Né dans une famille aisée et peu concerné par la question sociale, Spillaert évoque pourtant celle-ci en filigrane. Ainsi ces femmes de pêcheurs qui, les yeux rivés sur l’océan, attendent leurs maris pour vendre le poisson au marché, des hommes qui ne reviendront peut-être jamais, car les naufrages sont fréquents. La mer représente donc pour lui à la fois un espace pictural et un danger.

La grande originalité de Léon Spillaert est qu’il ne fut pas vraiment peintre sur toile se servant de la peinture à l’huile, sauf dans les dernières années de sa vie. Il privilégiait comme support le papier et utilisait le lavis d’encre de Chine, l’aquarelle, le pastel et le crayon de couleur. Dans ses paysages, on constate l’importance donnée à la mer, donc ses lignes d’horizon sont très hautes. Pour montrer la lumière, par exemple celle de la lune, il laissait le blanc sur le papier et ne le rajoutait pas dans l’œuvre finie, ce qui est impossible vu la technique utilisée. Parmi ses plus beaux paysages, mentionnons La Route royale et les dunes, Marine avec sillage (1907-1909), où l’on voit la fumée du bateau à vapeur s’éloignant, ainsi que sa trace blanche sur l’eau. Spillaert rêvait de voyages, qu’il n’accomplit jamais…

L’artiste fut marqué par le symbolisme des écrivains belges comme Joris-Karl Huysmans, Émile Verhaeren et Maurice Maeterlinck, dont il illustra un recueil. Ils sont représentatifs de l’esprit « fin de siècle ». Quant à sa vision de la femme, elle est celle d’une grande solitude. Dans La Buveuse d’absinthe, il montre une demi-mondaine au regard hagard, qui fait penser aux tableaux célèbres du Norvégien Edvard Munch, avec ses figures féminines aux yeux exorbités. Spillaert a aussi pratiqué l’art de la nature morte, fidèle en cela à la grande tradition flamande et hollandaise. Mais il ne représente pas des vases de cuivre, des bouquets de fleurs ou des morceaux de poissons sanguinolents, prouvant l’époustouflante maîtrise technique des artistes dans la reproduction du réel. Il choisit de simples flacons de verre, qui avaient leur place dans le magasin de son père, parfumeur attitré de la famille royale, en utilisant des tons plutôt mats. Ou encore les poupées et marionnettes de sa fille, qui respirent une certaine étrangeté.

Une grande salle de l’exposition est consacrée à ses autoportraits, le plus souvent de trois quarts, réalisés de 1902 à 1915. On y sent une recherche de soi, un travail d’introspection presque « freudien ». On voit aussi que l’artiste, en fin de vie, s’essaya à la peinture (aquarelle, gouache, huile). Ses tableaux, comme la Grande Marine bleue de 1924, qui montrent un horizon lointain, font penser aux peintres scandinaves, notamment danois, que le Musée de L’Hermitage avait magnifiquement mis en valeur dans son exposition de 2005.

On découvrira un travail de commande étonnant, celui du physicien et constructeur Robert Goldschmidt, qui conçut les premiers dirigeables belges. Ceux-ci, montrés dans leur hangar, ressemblent à d’énormes baleines ou à des monstres marins. L’artiste ne s’est donc pas contenté de les représenter avec réalisme, il leur a ajouté une dimension fantastique.

Les dernières années de sa vie, Léon Spillaert les passa à Bruxelles. Le peintre de la mer remplaça ainsi l’horizontalité des eaux par la verticalité des arbres. Il parcourait en effet les parcs et forêts. Mais ses arbres ne sont jamais fleuris ni feuillus. Ils sont nus, on perçoit leur structure et celle de leurs branches.

Disons enfin que l’exposition a été visitée par une classe d’adolescents du collège lausannois Isabelle-de-Montolieu, qui ont ensuite mené un beau travail sur l’autoportrait, visible au sous-sol. Une manière intelligente de faire découvrir l’art à des jeunes, dont la plupart n’avaient sans doute jamais mis les pieds dans un musée !

L’œuvre de Spillaert présente une grande unité. Certes un peu austère par l’usage privilégié que fait l’artiste du noir-blanc, rehaussé de quelques couleurs, elle séduit cependant, voire envoûte par son originalité et la part de mystère qu’elle recèle.

« Léon Spillaert. Avec la mer du Nord… », Lausanne, Fondation de L’Hermitage, jusqu’au 29 mai.

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