Neutralité suisse, la braise ou l’apaisement?


PAR CHRISTIAN CAMPICHE

L’image est parlante. En Moldavie, M. Zelensky reçoit les honneurs de la planète. Derrière lui, le président de la Confédération a la posture d’un garde du corps. A quoi pense M. Berset? A l’honneur chancelant de la neutralité suisse?

Un peu plus de deux-cents ans après son invention au lendemain de la défaite de Napoléon, la neutralité suisse se voit remise en question. En cause: les événements d’Ukraine. Le Conseil national a certes rejeté l’idée de la réexportation d’armes suisses vers ce pays en guerre. Il l’a fait au nom de la neutralité. Mais un nouveau round avec un document « amélioré » est promis au parlement. Le projet a toutes les chances d’aboutir, relèvent les médias, par ailleurs plutôt absents dans un débat qui révèle pourtant une crise existentielle pour la Suisse.

Tant il est vrai que les pressions pour que la Suisse renonce à sa neutralité vont s’amplifiant. Elles partent des Etats-Unis dont les intentions profondes dans le conflit en Europe orientale n’ont pas encore été officiellement dévoilées. Tel membre de l’administration américaine ne vient-il pas de tirer à boulets rouges sur la Suisse, accusée de mollesse dans l’application des sanctions contre Moscou? Sur le prompteur des transports publics, la nouvelle défile, personne n’a l’air d’y prêter attention. On conditionne bien le peuple. Le « méchant » mérite punition, la « victime » a droit à la compassion aveugle.

Faire jouer les bons sentiments, donner mauvaise conscience à la population suisse. Militer en faveur d’un engagement actif aux côtés des forces de l’OTAN. On est pourtant loin de la configuration prévalant au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale quand l’URSS était l’épouvantail, la menace justifiant le maintien d’une armée de 600 000 hommes en Suisse. Aujourd’hui d’une provocation à l’autre dans l’affaire ukrainienne, il est de bon ton de désigner un unique coupable de la tension entre deux blocs. Faire l’impasse sur l’échec du Protocole de Minsk en 2014 visant à un cessez-le-feu immédiat au Donbass, province d’Ukraine où les Russes de souche sont majoritaires. Cet argument à charge de Kiev revient à relativiser la responsabilité de Moscou.

Les Etats-Unis et leurs vassaux de l’OTAN ont leurs raisons que la Suisse n’a pas. Imposer à cette dernière un alignement sur leurs vues belliqueuses revient à nier l’histoire. Depuis 1815, la neutralité suisse a fait ses preuves. Elle a d’abord permis à la Suisse de reconvertir pacifiquement ses puissants bataillons, mercenaires au service des royaumes, de remplir le rôle d’îlot de tranquillité et de stabilité qu’attendaient d’elle les Etats-nations voisins aux tempéraments bouillonnants. Elle a épargné à ses habitants les dévastations causées par des conflits mondiaux, sans qu’ils aient à rougir de leur éloignement relatif des zones de combat. Mobilisé dans le Jura en 1939, le père de l’auteur de ces lignes aurait eu l’honneur d’être parmi les premiers Suisses à subir le feu des mitrailleuses en cas d’invasion par les troupes allemandes. Celle-ci n’a pas eu lieu pour différentes raisons. Une chose est sûre, les soldats de la Suisse neutre n’étaient pas des couards pour autant.

La neutralité a aussi doté la Suisse d’un savoir-faire enviable en matière de bons offices et de diplomatie. Cette position est-elle en train de s’éroder du fait des tergiversations des responsables politiques? Au four et au moulin depuis le déclenchement de la guerre en Europe orientale, le ministre des Affaires étrangères helvétique semble naviguer à vue. Protagoniste influent ou otage des grandes puissances? On ne sait pas très bien quelle ligne il suit. Toujours est-il que M. Cassis serait bien inspiré de s’inquiéter des revers subis par la Suisse dans le dossier des intérêts étrangers. En mars dernier, l’Arabie saoudite et l’Iran ont repris leurs relations directes faisant perdre son mandat de puissance dite protectrice à la Suisse. C’est la Chine qui a joué le rôle de conciliatrice. La Suisse a subi récemment un échec d’influence dans deux autres tentatives de médiation, entre les Etats-Unis et le Venezuela d’une part, entre l’Ukraine et la Russie de l’autre. En l’occurrence c’est la Turquie qui tire les marrons du feu.

Dans le serpent de mer des bilatérales, la situation n’est pas plus favorable. Berne fait du surplace à Bruxelles, une impuissance qui s’accompagne d’un manque de communication flagrant. Trente après le « non » à l’Espace économique européen », les fonctionnaires helvétiques sont devenus les champions du rafistolage mais le peuple, lui, ne comprend toujours pas clairement à quelle sauce on aimerait apprêter la neutralité. La démission de la négociatrice à Bruxelles, Livia Leu, témoigne de ce flottement idéologique.

Pour revenir à l’affaire ukrainienne, on peut bien sûr éprouver une sympathie naturelle envers l’une ou l’autre nation belligérante. Il n’empêche que, porteuse de mort et de désolation, la guerre n’est jamais la solution. La crise qu’affronte le Comité international de la Croix-Rouge symbolise-t-elle à son tour le déclin de la Suisse en tant que puissance pacificatrice? La coïncidence est troublante. Elle s’impose dans la réflexion sur la neutralité. Le rôle de la Suisse ne saurait être de souffler sur la braise mais plutôt de chercher l’apaisement.

Tags: , , , , , , , , , ,

9 commmentaires à “Neutralité suisse, la braise ou l’apaisement?”

  1. Jeanneret Pierre 4 juin 2023 at 19:21 #

    Très juste ! A propos de bons offices – rôle que la Suisse pourrait mener de façon bcp plus dynamique – un livre-BD qui a paru à Alger et va être diffusé chez nous, de l’historien Marc Perrenoud, rappelle l’action, très appréciée par les deux parties, de notre pays dans la préparation, ou plutôt la facilitation des négociations qui ont abouti aux Accords d’Evian 1962 (fin de la guerre d’Algérie).

  2. Boos Alain 4 juin 2023 at 20:28 #

    Merci beaucoup cher Christian pour ce papier très éclairant.

  3. Heizmann 4 juin 2023 at 20:43 #

    Magnifique prise de parole!
    Félicitations à vous!

  4. Dominique olgiati 5 juin 2023 at 08:30 #

    MERCI Christian et BRAVO. Est-ce que l’histoire et la neutralité suisse sauront faire poids contre Goliath son argent et ses intérêts ? J’y crois car il en va de notre vie au quotidien.
    Dominique

  5. Lionel de Pontbriand 5 juin 2023 at 09:31 #

    Editorial éloquent et clairvoyant sur les pressions médiatiques et diplomatiques contraires au rayonnement international de la Suisse du fait de sa stricte neutralité. Les USA veulent un alignement de l’Europe sur leurs positions belliqueuses impérialistes dominantes et conserver le leadership intégral bipolaire dans l’éventuelle négociation future avec Moscou. C’est bien une instrumentalisation dont est victime la Suisse pour effacer son rôle, alors que la neutralité de la Suisse fait encore l’admiration des pays africains! Bravo Christian Campiche, signons pour la neutralité de l’Ukraine et la paix !

  6. Avatar photo
    Christian Lecerf 5 juin 2023 at 11:13 #

    La meilleure façon pour la Suisse de faire vivre et d’imposer sa neutralité serait sans doute de fermer ses usines d’armement. Car on a du mal à comprendre pourquoi autoriser l’exportation d’armes en temps de paix et se l’interdire en temps de guerre…

  7. Avatar photo
    Santo Cappon 5 juin 2023 at 15:47 #

    Une neutralité à préserver ?… La conscience lyrique de certains patriotes suisses s’y accroche becs et ongles … Mais de quoi parle-t-on ?

    Est-on vraiment neutre lorsqu’on fabrique des armes et du matériel militaire exportés vers les pays pour qui la Paix ne se construit qu’avec un maximum d’armes à la main ?
    Est-on vraiment neutre lorsque notre place financière sert de refuge aux sinistres kleptocrates du monde entier ?
    Est-on vraiment neutre lorsqu’on héberge les sociétés écran les plus douteuses ?
    Est-on vraiment neutre lorsqu’on vend à des familles de dictateurs sanguinaires certains biens immobiliers classés au patrimoine ?

    Le sens profond de ce noble concept m’échapperait-t-il ? … Ou alors, serais-je insensible devant les drapeaux helvétiques que l’on sait si bien faire claquer au vent ?

  8. Agnès Dalti 6 juin 2023 at 08:46 #

    MM. Lecert et Cappon ne voient que la braise! Alors que l’éditorial défend justement l’apaisement en apportant des preuves qui amènent une réflexion constructive.

  9. Lionel de Pontbriand 7 juin 2023 at 14:48 #

    Une armée de milice populaire est bien préférable à une armée de métier volontaire. La neutralité est un atout en diplomatie mais rien ne vaut la souveraineté comme l’indépendance politique qui aurait permis à la France d’éviter les risques d’un conflit armé direct avec la Russie par la reconnaissance de la neutralité de l’Ukraine et du Donbass au lieu de devenir un vassal des USA.

Laisser un commentaire

Les commentaires sous pseudonyme ne seront pas acceptés sur la Méduse, veuillez utiliser votre vrai nom.

Mentions légales - Autorenrechte

Les droits d'utilisation des textes sur www.lameduse.ch restent propriété des auteurs, à moins qu'il n'en soit fait mention autrement. Les textes ne peuvent pas être copiés ou utilisés à des fins commerciales sans l'assentiment des auteurs.

Die Autorenrechte an den Texten auf www.lameduse.ch liegen bei den Autoren, falls dies nicht anders vermerkt ist. Die Texte dûrfen ohne die ausdrûckliche Zustimmung der Autoren nicht kopiert oder fûr kommerzielle Zwecke gebraucht werden.