Dans les tréfonds de l’âme humaine, le roman Agnus Dei livre un tableau social sans complaisance


PAR PIERRE JEANNERET

Dans la suite de ses quatre précédents ouvrages, Julien Sansonnens est en train de devenir l’un de nos meilleurs écrivains romands. Comme pour son livre L’enfant aux étoiles, qui relatait la tragédie du Temple solaire, il s’inspire ici d’un fait divers. Celui-ci, à l’origine d’Agnus Dei, s’est déroulé dans la Broye fribourgeoise et constitue une véritable fresque de cette campagne dans les années trente et l’immédiat après-guerre. La région broyarde est alors essentiellement agricole et vit notamment de la culture du blé, du maïs et surtout du tabac. D’anciens métiers se survivent, comme celui de maréchal-ferrant, avant que les tracteurs ne remplacent les chevaux. Cette campagne de villages fribourgeois, enclavés dans le canton de Vaud protestant, est plutôt arriérée, pauvre, et baigne autant dans l’alcool que dans l’eau bénite. Il y règne encore un catholicisme omniprésent d’un autre âge, malgré des coutumes païennes qui survivent (usage de gris-gris, de philtres d’amour ou de protection, pratique du « secret » guérisseur). La population ne connaît guère autre chose que son village et son district. Quant aux femmes, elles servent surtout à assouvir les pulsions sexuelles de leur mari, à faire la cuisine, « leur rejeton à la mamelle », comme le dit l’auteur, et à travailler durement.

En bref, c’est l’histoire de Marcel-Louis C., forgeron de métier, dont la vie se terminera à 56 ans en 1964, peu après les quatorze ans passés à la prison de Bellechasse. Les choses ne commencent pas si mal, grâce au mariage que cet homme a conclu avec Jeanne Sarah B. Il leur naît des enfants, qui seront d’ailleurs retirés à leurs parents. Car le couple rapidement bat de l’aile. L’alcoolisme de Marcel, dû en partie au manque de travail et à la pauvreté, en est largement la cause. En 1939, c’est la Mobilisation, dont l’atmosphère est particulièrement bien évoquée. Ennui des soldats aux frontières, séparation des couples, solitude des femmes, présence de militaires étrangers internés, notamment des spahis français après la Débâcle. Pendant ce temps, Sarah trompe son mari, on découvrira avec qui… Après le retour du mobilisé, c’est une descente aux enfers, où Marcel, pourtant dur travailleur, sombre dans l’alcool. Il ne comprend plus ce qui lui arrive. Ce qui va le mener à une sortie de folie, à un double meurtre, et en 1948 à une lourde condamnation par un tribunal composé de notables appartenant à un autre univers social. L’auteur ne juge pas ses personnages, il en dégage les côtés négatifs mais aussi positifs. Ce qu’il condamne, c’est bien plus une société, une population médisante, une Justice, une Église qui n’ont rien fait pour aider ce couple à la dérive.

Au-delà du fait divers, Julien Sansonnens nous livre un véritable document ethnographique, qui sonne très juste. On relèvera sa grande connaissance du monde agricole et artisanal des années 1930-1940 (superbe description du travail à la forge), ainsi que de l’époque historique où se déroule le roman. Il témoigne aussi de solides connaissances théologiques. D’ailleurs, des versets des Évangiles rythment le roman.

Sur le plan plus littéraire, l’auteur use d’une langue incisive et parfois cruelle, d’un vocabulaire particulièrement riche mais sans esbroufe ni « intellectualisme ». Ce court et passionnant roman se lit presque d’une traite. Certes, les lecteurs et lectrices baigneront dans la noirceur de l’âme humaine, dans le stupre, dans l’eau-de-vie et celle des bénitiers. L’influence des romans de Jacques Chessex est sensible, mais sans la complaisance que mettait le célèbre écrivain du Jorat dans la description des vices humains, mêlée à une sorte de religiosité ambiguë. Avec Julien Sansonnens, nous est-il né un Zola helvétique ?…

Julien Sansonnens, Agnus Dei, Vevey, Éditions de L’Aire, 2023, 114 p.

Le Courrier Lavaux/Oron/Jorat

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