Solitude


PAR CHRISTIAN CAMPICHE

Jeudi 14 mars 2024, dans le cadre du Festival du film et Forum international sur les droits humains, le réalisateur israélien Avi Mograbi s’est rendu sur la scène du Théâtre Pitoëff à Genève pour présenter “Les 54 premières années”, un documentaire de deux heures réalisé en 2021, dans lequel des soldats israéliens témoignent à visage découvert des violences de la guerre.

Ces militaires racontent comment, exécutant les ordres, ils ont commis à leur corps défendant des brutalités dans les territoires occupés depuis 1967. Au nom d’une raison d’Etat qu’ils ne parvenaient pas à comprendre. S’agissant de personnes loyales, respectueuses de l’Etat et de ses institutions, on comprend leur détresse morale. Il en faut du courage pour affronter de la sorte l’opprobre ambiant!

Entendons-nous bien, Israël reste une démocratie dans laquelle règne une relative liberté d’expression. Le cinéaste a l’autorisation de tourner, rien à voir avec la censure existant dans un pays totalitaire. Pour autant l’histoire ne dit pas encore ce que le réalisateur et les soldats qu’il interroge risquent de subir sous forme de mesures de rétorsion, lesquelles peuvent se manifester de manière insidieuse: fonds coupés, mesures administratives tatillonnes, inscription sur la liste rouge des offices du travail, etc… Yuval Abraham, un autre cinéaste israélien, a quand même reçu des menaces de mort pour avoir coréalisé le documentaire “No Other Land” avec un Palestinien. Le film a été récompensé au festival de la Berlinale.

De fait le documentaire “Les 54 premières années”n’a pas trouvé de diffuseur en Israël et Avi Mograbi ne nourrit aucune illusion sur l’influence qu’il pourrait avoir dans son pays. On espère pour ce cinéaste qu’il pourra continuer à tourner et ne se trouvera pas dans la situation de… Fernand Melgar. Eh oui, le mauvais exemple est parfois donné par la Suisse!

Fernand Melgar a appris à ses dépens que la sincérité n’est pas toujours récompensée. Ce réalisateur de films à fibre sociale, longtemps complètement intégré dans le système, a eu le tort d’observer les dealers de drogue depuis son balcon au centre de Lausanne. Réalisant qu’il s’agit de personnes au bénéfice d’un statut de requérant d’asile, il en a dénoncé le manège. Impensable! La municipalité de gauche l’a embroché, suivie par une cohorte de cinéastes bon teint. Lâché par ses pairs, dégoûté, Melgar a décidé de s’exiler en province. Il a laissé tomber le cinéma et se consacre à l’élevage d’un hongre, comme le révèle un excellent portrait récent réalisé par “24 Heures”.

Un autre réalisateur suisse, Daniel Künzi, n’est pas mieux traité. L’auteur de “Totalitarisme helvétique“, un film sur le joug sanitaire imposé par le gouvernement pendant la crise Covid, a subi toutes sortes de pressions et réprimandes. Le film n’a pas droit de cité dans les salles grand public. Il doit se contenter de circuler sous le manteau, comme au bon vieux temps d’Anastasie, l’intolérante bigote aux longs ciseaux.

Solitude du lanceur d’alerte, en même temps créateur. Solitude de l’écrivain aussi, qui ne se plie pas aux consignes du “mainstream” des idées, assumant le risque que les pages culturelles de médias boycottent ses livres. Solitude du journaliste qui, au bout de la chaîne du conformisme intellectuel, ne trouve plus d’emploi parce qu’il refuse d’être l’ordonnateur zélé de la pensée unique.

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5 commmentaires à “Solitude”

  1. Yves Ecoffey 18 mars 2024 at 07:39 #

    Le problème de la dénonciation est le fait qu’elle provoque une levée de boucliers de la part d’une opposition plus ou moins malveillante. Cette “omerta bien pensante” se fait un plaisir (pervers?) de déstabiliser l’opinion publique au profit de fake-news alimentant les ragots de couloir.
    A mon sens, il s’agit de poser les questions les obligeant à ne pas répondre afin d’éviter de s’enfoncer dans leur propre mensonge.

  2. Michel Bugnon-Mordant 18 mars 2024 at 11:03 #

    Portrait très exact des praticiens de la censure en terre helvétique. La différence avec les dictatures ou les tyrannies, telle la France, est l’hypocrisie : silence sur tout texte imprimé ou diffusé dont la tare est de présenter des divergences avec le narratif officiel. Le cas de l’hystérie covidienne, suivie des mensonges encore plus énormes sur les pseudo vaccins, en témoigne. Cette censure qui ne dit pas son nom, j’en sais personnellement quelque chose. Bien que jugé, par des lecteurs neutres, important, intellectuellement honnête et bellement écrit, mon dernier ouvrage, “Le livre du sang : Sven et l’Ancien Testament” (Le retour aux sources, Paris, 2020), a été superbement boycotté. Le factotum chargé des comptes-rendus littéraires dans le journal local de mon canton, par exemple, m’a ouvertement signifié, sous un prétexte aussi futile que de mauvaise foi, que rien n’en serait dit. La chape de plomb s’apesantit de plus en plus sur nos patries, vouées, d’ici peu de temps, à la paix des cimetières.

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    Christian Lecerf 18 mars 2024 at 12:02 #

    Mensonges pour les uns, vérité pour les autres… Il en est ainsi depuis le début de l’humanité. Pirandello en a même fait un beau texte.

  4. Dominique Olgiati 19 mars 2024 at 17:00 #

    je vous lis:”Entendons-nous bien, Israël reste une démocratie dans laquelle règne une relative liberté d’expression”

    ma question: est-ce qu’une démocratie peut être occupante, coloniser?
    la démocratie n’est pas seulement la liberté relative d’expression

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      Christian Campiche 20 mars 2024 at 11:32 #

      Disons que c’est une démocratie en guerre, avec les codes de la guerre. Juger le conflit au Proche-Orient en fonction des critères de démocratie confortable dans laquelle vivent les démocraties européennes, c’est comme comparer des pommes et des poires. Encore une fois, dans une “dictature” le réalisateur n’aurait jamais pu tourner son film.

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