Tribune libre – Anker chez Gianadda, un peintre qui, en fin de compte, nous rappelle à nous-mêmes


L’actuelle exposition Anker est une réussite, une de plus, dans la filiation de cet homme d’exception que fut Léonard Gianadda, décédé l’an dernier. Cette force de la nature et homme de conviction aura légué à notre pays un lieu de mémoire hors du commun. 

Né en 1831 à Anet (Ins) et mort dans cette même ville en 1910, Albert Anker démontre bien cette « habileté » et cette « finesse » que lui reconnaissait Van Gogh. Elles transparaissent particulièrement dans l’expression des visages, notamment ceux des enfants, thème de l’exposition. 

Mais les adultes font l’objet de tout autant d’attention dans le détail et l’analyse des émotions. 

Dans « La vente aux enchères » (1891), par exemple, le contraste entre les victimes de la vente et ceux qui comptent en bénéficier est saisissant dans sa cruauté. Le père, à peu de distance d’une armoire ouverte dont un homme est en train de détailler le contenu, est assis sur une chaise qui déjà ne lui appartient plus. Sa main droite est posée sur la table, le poing légèrement clos, tandis que sa main gauche se maintient grâce à son pouce au gilet que découvre le veston ouvert. Le visage est imperturbable, la tête droite et fière, cependant que le regard semble déjà voir un autre monde, lointain, inaccessible à la foule massée dans l’attente de quelque aubaine. Dans le coin droit du tableau, la mère, assise elle aussi sur une chaise, est voûtée par la douleur et l’humiliation, son visage disparaissant sous le mouchoir qu’elle tient crispé dans sa main pour refouler ses larmes.

Les enfants étant particulièrement mis à l’honneur, ils nous sont présentés avec une précision et une délicatesse émouvantes. Joyeux ou affairés, dans les bois ou dans un jardin, endormis sur la banquette d’un poêle ou écoutant les histoires que raconte le grand-père, ils respirent la santé, la confiance dans les adultes et dans la vie. Même leurs espiègleries ont quelque chose de robuste et de revigorant. 

L’un des aspects qui contrastent le plus avec les enfants de notre temps est leur propension à toujours faire quelque chose de sain et d’enrichissant, souvent à portée sociale. On les voit beaucoup lire, faire leurs devoirs, écrire, créer un ours avec de la neige, observer le travail des adultes, chasser l’écureuil, faire des tours de dominos, aider un petit à faire ses premiers pas, amuser les autres avec des marionnettes, dessiner, faire du sport, se rendre utiles. Les filles tricotent, lisent, répondent aux interrogations de plus jeunes, couvrent une ardoise de chiffres et de lettres, bercent un bébé, donnent des graines aux poules, jouent à la poupée ou avec des chats. Ici un garçon et une fille jouent aux commissionnaires, là ils sont porteurs d’eau.

L’œuvre d’Anker n’est pas sans rappeler celle de Jean Geoffroy, le peintre des enfants et des humbles, à qui une exposition fut consacrée à Moulins (Allier), en 2016. Même humanité, chez lui, dans le regard qu’il porte sur le pauvre élève au tableau noir, honteux de ne pas savoir sa leçon, ou dans celui qu’il a pour l’homme aux rares cheveux gris et aux vêtements élimés, assis parmi les démunis, dans l’attente d’un geste charitable. 

Je ne puis résister à admettre qu’il y eut en moi une jubilation à observer les enfants d’Anker, tant je m’imaginais la fureur sectaire qui animerait un partisan de la sinistre attitude « woke » devant ces garçons et ces filles majoritairement blonds et uniquement blancs. Il eût trépigné de rage impuissante face à « La fillette à la poupée », aux « Deux fillettes endormies sur le fourneau », aux « Petites brodeuses » : celle, assise, son ouvrage à la main, ses cheveux clairs débordant à peine d’un bonnet, tandis que l’autre, debout à la regarder, penche vers elle ses cheveux plus clairs encore ornés d’un nœud rose. 

La plus charmante, toutefois, est la « Jeune fille se coiffant ». Il y a dans le personnage de cette jeune paysanne le charme et la finesse d’une princesse des contes. Sa chevelure dorée tombe jusqu’au bas de son dos. De ses mains délicates, elle achève la tresse qu’elle confectionne chaque matin. N’est-elle pas la quintessence de ce que notre Europe, au temps de sa splendeur et de sa dignité, était fière de montrer au monde ? L’Europe chrétienne n’a-t-elle pas inventé l’amour courtois, à l’origine de tant de chefs-d’œuvre picturaux, littéraires et musicaux, d’où ont découlé la galanterie et le savoir-vivre que combattent les plus hystériques parmi les féministes ?

Anker, en fin de compte, ne nous rappelle-t-il pas à nous-mêmes ?    

Michel Bugnon-Mordant, Fribourg

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