Nous nous sommes rencontrés chez elle. Nous avons un point commun : nous sommes tous les deux étrangers. Moi, je viens du Kirghizistan et Madame venait d’Égypte. Cela fait déjà 67 ans qu’elle est à Genève.
Madame Glorice Weinstein est née au Caire le 14 janvier 1939. Sous l’ère nassérienne, elle quitte l’Égypte en 1958 pour Genève et réussit brillamment des études de psychologie à l’Université de Genève. Elle trouve ensuite un poste de psychologue à la Policlinique universitaire de Lausanne, où elle travaille de 1961 à 1965. En raison de son statut « d’étrangère sans papiers nationaux », elle reste domiciliée à Genève.
On m’a invitée à « dîner », je suis arrivée le soir…
En 1980, après la signature du traité de paix égypto-israélien, elle peut enfin retourner en Égypte pour des vacances et retrouve sa famille après 22 ans de séparation. Cette même année, elle obtient un diplôme de spécialisation en psychothérapie ainsi qu’un doctorat en psychologie de l’Université de Genève, avec la mention « excellent ».
Mon adaptation à la culture suisse a été marquée par plusieurs chocs culturels. Par exemple, la différence de vocabulaire m’a surpris : ici, on disait « dîner » pour le repas de midi et « souper » pour celui du soir, alors que j’avais appris « petit-déjeuner, déjeuner, dîner ». Un quiproquo est même survenu lorsqu’on m’a invitée à « dîner » : je suis arrivée le soir, ce qui a été perçu comme un manque de politesse.
Une autre difficulté concernait les nombres : en Égypte, on disait « soixante-dix » et « quatre-vingt-dix », alors qu’en Suisse, on utilise « septante » et « nonante ». Cette différence a provoqué des malentendus, notamment à l’université, lorsque je dictais des statistiques à un assistant.
S’embrasser dans un autobus, impensable en Égypte
Autre surprise : voir un couple s’embrasser dans un autobus, une scène impensable en Égypte. En revanche, la question de l’homosexualité ne m’a pas autant frappée, car j’y avais déjà été exposée à travers mes lectures sur Verlaine, Rimbaud et Proust.
Après plusieurs années d’études et de travail, j’ai décidé de demander la nationalité suisse. Lors de mon entretien, on m’a demandé pourquoi je voulais devenir suisse. J’ai répondu simplement que j’avais un bon travail, des amis et que j’aimais le lac. L’entretien s’est bien passé, mais j’ai aussi dû faire face à un député d’extrême droite qui voulait s’assurer que je souhaitais vraiment m’assimiler. À l’époque, l’examen de naturalisation se faisait sous forme d’entretien, alors qu’aujourd’hui, il inclut une épreuve de français.
Obtenir la nationalité après 14 ans de vie en Suisse a été une immense joie. J’ai ressenti un changement radical dans la manière dont j’étais traitée par les administrations. Avant cela, j’avais souvent été confrontée à des réflexions blessantes de fonctionnaires me demandant de « rentrer dans mon pays » ou insinuant que les étudiants étrangers abusaient du système.
« Je distingue l’intégration de l’assimilation »
Tout au long de ma carrière, j’ai travaillé dans la fonction publique, d’abord comme psychologue au cycle d’orientation, puis comme chargée de cours à la faculté de psychologie. J’ai toujours apprécié le caractère laïque de la Suisse : jamais personne ne m’a demandé ma religion, et si j’avais souhaité prendre des congés pour des fêtes religieuses, cela aurait été possible.
Lorsque j’ai pu retourner en Égypte après 22 ans d’absence, j’étais complètement perdue. Une chose étrange s’est produite : je ne retrouvais plus le dialecte égyptien. J’avais appris l’arabe littéraire à l’école, mais en Égypte, tout le monde parle un dialecte différent. Quand je m’exprimais, les gens se moquaient gentiment de moi.
Je distingue l’intégration de l’assimilation. L’assimilation me semble excessive : oublier son pays d’origine, c’est être infidèle à ses racines. L’intégration, en revanche, consiste à adopter les habitudes du pays d’accueil tout en conservant son identité.
Suisse et étrangère à la fois
À la fin de notre conversation, je lui ai posé une question :
— Vous sentez-vous suisse aujourd’hui ?
— Non, je ne me sens pas entièrement suisse. Mes amis me considèrent comme suisse et étrangère à la fois. C’est en partie ma faute, car je parle souvent de l’Égypte, j’aime manger égyptien et parler arabe. L’Égypte est dans mon cœur, même si la Suisse est ma patrie d’adoption.
Propos recueillis par Zhenishbek Edigeev