Au cours de l’été 1943 est imprimé clandestinement en France un petit manuscrit écrit par Georges Bernanos, alors exilé au Brésil. Le texte ci-dessous est extrait de ce “tract” que les éditions du Seuil ont republié très opportunément en 2021. A l’heure où le monde se referme à nouveau, meurtri par une crise sanitaire hors du commun, le message du romancier prend une résonance particulière.
La situation présente de l’Europe n’est pas très différente de celle du XIe siècle. Oh! je voudrais tant qu’un tel rapprochement ne passe pas pour un jeu de l’esprit aux yeux des hommes de bonne foi qui me lisent. Quarante ans à peine nous séparent de ces temps heureux où l’invention du ballon dirigeable, de l’automobile et de l’avion annonçait l’abolition des guerres. Celle des vaccins et des sérums, la suppression des maladies… Nous étions alors contents de nous, si naïvement sûrs d’épater le passé; nous aurions été si fiers de promener Ramsès II, Alexandre le Grand, César, Mahomet, Charles Quint et Louis XVI à travers l’Exposition universelle de 1900 ainsi que des parents de province. Et c’est vrai pourtant, à y bien réfléchir, que nous sommes aujourd’hui beaucoup plus près d’un homme de l’An Mille que d’un contemporain de Napoléon III. Notre angoisse ressemble à la sienne parce qu’elle a le même caractère indéfini. Nous nous demandons comme lui. « OÙ ALLONS-NOUS? » Parce que nous sentons bien comme lui que nous ne retrouverons pas ce que nous avons perdu ou que nous le retrouverons sous une autre forme, sous une forme méconnaissable, que nous assistons à la fin du monde, sans rien savoir au juste de celui qui le remplacera, s’il doit du moins être remplacé!
Georges Bernanos, “OÙ ALLONS-NOUS?”, avant propos de Sébastien Lapaque, Seuil, 2021.