Chroniques indiennes (3) – Auroville, fable des temps modernes, affronte une transition douloureuse


PAR CAMILLE FOETISCH

Auroville, 2024, an 3 de la nouvelle ère, l’ère des règlements de comptes, une fable des temps modernes…

Janvier 2024. Les corbeaux tournoient dans un ciel bleu clair, déjà chaud, précocement chaud. Mais la matinée est fraîche. Sur la route qui mène à Auroville, des vaches et leurs veaux cheminent tranquillement sur toute la route, broutant les tas d’ordures, les riverains, dont le nombre s’est multiplié au fil des années, nettoient leur devanture à grande eau, dessinent à la poudre de riz blanc les traits complexes d’un «kolam», on «entre» à Auroville, «la ville dont la Terre a besoin», selon un titre aujourd’hui discutable, dans un nuage de poussière de la piste ocre…

La philosophie de Sri Aurobindo

Née dans le Sud du continent indien en 1968, dans l’enthousiasme d’une perspective d’une aventure autant écologique que spirituelle, d’une utopie aussi, Auroville avait attiré une foule de jeunes Européens surtout et dans un premier temps, de Français. Tout était à construire et à inventer, sur un plateau aride de terre rouge. Une femme, une Française aux origines moyen-orientales, Mirra Alfassa, au charisme électrique, avait invité les futurs Auroviliens à une « aventure de la conscience », fondée sur la philosophie de Sri Aurobindo, un activiste nationaliste indien, poursuivi et emprisonné par les Britanniques. Dans sa prison, le philosophe indien a eu un flash: c’est par l’esprit et la conscience qu’il fallait combattre. Il fonde à Pondichery un ashram. Pendant 20 ans, Mirra Alfassa, gourou appelée la Mère selon la tradition indienne, dirigera l’ashram et développera sa pensée;  qui incluait le projet  de créer un lieu où les bonnes volontés travailleraient dans la paix, l’unité et l’harmonie pour vivre cette «aventure de la conscience» (et au final faire advenir l’homme nouveau, l’homme conscience, au-delà de toute religion, mais ça, c’est encore une autre histoire…)

Las. L’aventure initiale de la «ville de l’aurore» pourrait bien trouver sa fin ces prochaines années, tout au moins une transformation radicale. Depuis 2021, la nomination par le gouvernement indien d’une nouvelle secrétaire de la Fondation Auroville, Jayanti Ravi, change la donne. De fait, les autorités indiennes, à travers un conseil de direction composé de citoyens indiens nommés par le gouvernement de M. Modi, se sont emparées de la ville, de ses institutions, voire d’une certaine manière, de ses résidents! Sans avertissement ni consultation, les nouvelles autorités, entourées de quelques occidentaux, changent toutes les règles du jeu, menacent les non indiens de ne pas reconduire leur visa, vont nommer des fonctionnaires (payés par le gouvernement), instrumentalisent la personne de Sri Aurobindo, changent la perspective même, la finalité d’Auroville. Certes, il y avait des choses à corriger, une certaine nonchalance, quelques dérapages, les Auroviliens avaient un peu perdu le cap, s’étaient ramollis, mais de là à prendre un virage à 180 degré, il y avait de la marge.

Du libertarisme post-68 au régime «ashram»

Aujourd’hui, 56 ans après sa création – Auroville est probablement l’unique communauté importante à avoir survécu si longtemps – rien ne va plus. L’atmosphère est tendue, la communauté, composée pour une petite moitié jusqu’à il y a peu, de résidents de 35 nationalités, le reste d’Indiens tamouls et Indiens du Nord, est divisée. Les Auroviliens sont dans l’incertitude de leur avenir, d’aucuns, considérés comme gênants, ont déjà été expulsés du pays, bref, c’est un peu la débandade. Les tribunaux de Chennai sont assaillis de plaintes déposées par les opposants aux mesures brutales et injustes, mais en Inde ce genre de cas, de recours en appels, mettent des années à être réglés. 

Assemblée des résidents d’Auroville. Photo CF

Pendant ce temps, à Auroville, à la demande des nouveaux maîtres, on déboise à tour de bras, on construit (très mal) des routes larges et inutiles, soi-disant inscrites sur le plan directeur, on construit à grands frais un lac, avant d’avoir évalué exactement les incidences environnementales, sociales, économiques. Tout cela pour quoi? En Inde, la politique, avec ce qu’elle entraîne de corruption, de petits arrangements et de grandes magouilles, n’est jamais très loin, et la spiritualité sous-jacente est souvent instrumentalisée.

Aux dernières nouvelles, régime appliqué (et non pas proposé): chaque Aurovilien devra travailler 40 heures par semaine, sera nourri-logé-soigné et recevra 3000 roupies (environ 30 francs) par mois d’argent de poche.

Le travail de sape a commencé

Auroville compte aujourd’hui un peu plus de 3000 résidents, répartis dans quelque 130 de communautés, sur environ 20 km2. Rumeurs ou réalité, les «souverains» actuels voudraient resserrer toute la ville sur le plan directeur, ce qui signifierait se défaire de nombreuses communautés qui n’y  figurent pas. Le travail de sape a déjà commencé, les terres d’une des plus belles et plus productives fermes d’Auroville, AuroOrchard, sont vendues, bradées, échangées, dans la plus grande opacité. A terme, la dernière invention, entourer la ville d’une barrière fils de fer barbelés, et n’autoriser l’entrée qu’aux véhicules électriques et aux bicyclettes.

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Un commentaire à “Chroniques indiennes (3) – Auroville, fable des temps modernes, affronte une transition douloureuse”

  1. Azia Atri 2 mars 2024 at 19:08 #

    Une Opa du gouvernement nationaliste extrême, vrai gâchis, et une terrible spoliation… on compatit pour tous les aurovilliens sincères.
    Hélas… que peut-on faire d’autre ?

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