En marge de l’exposition “De Jacques à Frédéric Pajak”, hommage à un maître de la liberté


PAR JACQUES DOMINIQUE ROUILLER

Jean Marcenac, écrivain poète, avait dit de Picasso qu’il était le grand maître de la liberté. On pourrait user de ce qualificatif pour Jacques Pajak, artiste protéiforme qui s’exprima sans contrainte durant une existence hélas trop courte.

Ce devait être en 1958 ou 59 que je le rencontrai pour la première fois. A la galerie de l’Entracte à Lausanne, tenue par Ernest Genton. Ce dernier nourrissait des certitudes qu’il se plaisait à asséner comme : « L’art est dans l’air ! »,  n’hésitant pas à passer la nuit sur un lit de camp dans sa galerie, histoire de se laisser traverser par les ondes émises par les toiles… Rarement galeriste eut nez pareillement exercé et son écurie d’artistes nous pousse à faire l’éloge de ce véritable amateur d’art qui se refusait à vendre un tableau sans l’avoir montré, rue du Lion d’Or, à la lumière du jour. Sur la place de Lausanne, à ma connaissance, il était le seul à faire crédit à d’éventuels acheteurs plutôt fauchés, sa femme consignant sur un carnet les rentrées d’argent, tout un proposant au client une tranche de gâteau aux pommes ou un café.

René Berger, Freddy Buache, Pietro Sarto

Dans le landerneau vaudois, quelques personnalités comptèrent pour Pajak : René Berger qui le fit, entre autres, participer à la première édition des Galeries-Pilotes et le mit en relation avec la galerie Marbach de Berne avec laquelle il sera sous contrat jusqu’en juin 1965, peu de temps avant son décès survenu le 27 juillet de la même année. Ce jour-là, un chauffard alcoolisé emboutissait sa DS 19 dont il appréciait la ligne futuriste pour l’époque. Parmi ses connaissances romandes citons encore Jacques Monnier dont il illustra deux ouvrages, Freddy Buache, qui lui ouvrit les colonnes de carrérouge et commenta sa peinture en maintes occasions. Enfin Pietro Sarto qui l’accueillit dans l’atelier des Presses artistiques à Pully. La liste est loin d’être exhaustive de ceux qui côtoyèrent ce Strasbourgeois d’origine mais surtout citoyen du monde, toujours prêt à témoigner de cette insidieuse violence, qu’il s’agisse de celle de la guerre opposant en Algérie le FLN à l’OAS ou celle tapie en chacun de nous.

Du Pajak peintre-dessinateur-architecte-cinéaste-écrivain, il me reste en mémoire le visage d’un être extrêmement mobile, aux petits yeux noirs fureteurs. Nos rapports se sont intensifiés lors des répétitions des « Urbanistes », opéra comique donné à Lausanne en juillet 1963. J’avais en face de moi un lanceur de fusées, faisant flèche de tout bois. Autour de la table, la comédienne Erika Denzler s’amusait avec le Minox, cet appareil miniature que l’artiste utilisait comme bloc-notes, tandis qu’Armand Abplanalp – le metteur en scène – nous fixait de son regard sardonique.

Une œuvre considérable

On a peine à imaginer que Jacques ne soit pas aujourd’hui parmi nous tellement ses œuvres à la cimaise le racontent, le replacent sur le devant de la scène. Le Christ est mort à 33 ans, Mozart et Pajak à 35. Comme si ces deux derniers avaient eu la prescience d’une existence de courte durée, s’activant sans relâche et sans donner du temps au temps. L’œuvre est considérable, des milliers de peintures, de dessins, de gravures, sans compter les épures en matière d’architecture ou de design industriel.

Dans « L’ombilic des Limbes » Antonin Artaud a ces mots : Voilà longtemps que je ne commande plus à mon esprit, et que mon inconscient tout entier me commande avec des impulsions qui viennent du fond de mes rages nerveuses et du tourbillonnement de mon sang. Images pressées et rapides […] qui passent comme des coups de couteau ou des éclairs dans un ciel engorgé. Comment ne pas rapprocher cette mise en abyme de certaines œuvres de Pajak qui semblent livrer, sans pudeur aucune, la secrète intimité de l’être ? On a beau jeu en rangeant tour à tour sa peinture dans l’abstraction lyrique, le tachisme ou le néo-expressionnisme. Jacques Pajak n’aurait pas renié non plus cette citation d’Emil Cioran, tirée des « Syllogismes de l’amertume » : Le scepticisme est l’élégance de l’anxiété. Son école est celle de la vie émaillée de doutes, d’incertitudes, d’angoisses existentielles que la philosophie, dûment étudiée comme les mathématiques, ne résoudra pas. Arracheur de nuit, arpenteur de l’imaginaire, l’artiste nous interpelle et ses compositions ne cessent de nous mobiliser. Les œuvres ici exposées s’échelonnent entre 1960 et 1965. Elles ne sont donc que la pointe de l’iceberg mais s’inscrivent à l’apogée d’un cursus qui n’aura jamais été à l’image d’un long fleuve tranquille, tant s’en faut. J’ai accompagné Pajak dans son atelier de Gollion, aménagé dans une vieille ferme, un vaste espace, lieu de tous les possibles. On mesure à quel point l’atelier est une arène où se mènent des combats singuliers à en juger par nombre de têtes grimaçantes, ses « goyesques » qui vous toisent et vous inquiètent. C’était à cette période qu’apparaissaient ces figures de gargouilles à la Ensor, malmenées à l’envi, émergeant d’un chaos domestiqué par le démiurge.

Investir l’espace pour conjurer l’absence

La page blanche, la toile nue, cette envie irrépressible d’investir l’espace pour conjurer l’absence, déverser ce trop-plein sommeillant comme un magma chez cet écorché vif. Il faudrait aussi travailler plus, de plus en plus, creuser les nuages jusqu’à en trouver l’âme. Son journal de bord tient une place cardinale dans sa vie. Celui qui emprunta les chemins sauvages de la liberté y consigne ses états d’âme, ses projets, ses admirations – rares – pour Paul Valéry, Léonard de Vinci, Paul Klee, son maître à penser, même si Picasso, Mondrian, Léger, Pollock ne le laissèrent pas indifférent.

Dire de la mort du peintre qu’elle fut un cataclysme pour toute sa famille est une réalité. Pierre Assouline rapporte dans un blog ces propos de Frédéric Pajak : «… Notre père nous avait emmenés avec lui, ma sœur et moi, faire quelques courses. Il a garé la voiture et nous a dit :” Restez sages sur la banquette, je reviens dans une minute ! ” Il n’est jamais revenu, ou trop tard, beaucoup trop tard: nous avions tout imaginé. Et nous étions morts, bien entendu…”. A l’évidence, le deuil est loin d’être fait, même si l’auteur des Cahiers dessinés rencontre aujourd’hui davantage qu’un succès d’estime.

Il s’exprime ici par une cinquantaine de dessins récents qui apparaissent comme des couvertures de romans ou de nouvelles, faits de cette substance magique qu’est l’encre de Chine. Chez lui les mots ont un visage et les visages une écriture. A la précision quasi photographique de certains thèmes se juxtapose une part de rêve. L’occasion m’est donnée de signaler que Frédéric est, depuis l’an passé, à la tête du Festival du dessin en Arles dont le succès a dépassé toutes ses espérances. La manifestation est d’ores et déjà reconduite et les dates sont connues, du 20 avril au 19 mai 2024, qu’on se le dise ! 

Pour lui le noir était aussi une couleur

Jacques Pajak, être vibrant s’il en fut. Les signes, les fluides que dégagent les objets, les êtres environnants, fondent en moi, se continuent dans le sang, les muscles, les fibres, progressent avec assurance vers l’action de peinture… Le tableau, encore de rêves et de sang englué (est) l’objet le plus intime que l’on ne saura jamais posséder. L’artiste lève un coin du voile par cette introspection forant son moi le plus profond, sachant que la fonction de la peinture est de fixer les remous de la conscience, de refléter un moment d’existence, d’exprimer l’homme en quête de lui-même.

Difficile de cerner davantage le personnage pour lequel le noir aussi était une couleur, l’exercice deviendrait vite fastidieux. A celles et ceux désireux d’en savoir plus, je recommande vivement l’ouvrage « Pajak – Un milliard de projets », tissé en quelque sorte par Katia Nusslé Pajak, qui fut pendant dix ans sa compagne, et Yves Tenret, prince des marges à sa manière. De nombreux écrits de celui dont le patronyme portait la négation de son prénom émaillent cette publication abondamment illustrée. Elle apparaît aujourd’hui comme une somme indispensable et peut s’acquérir ici et maintenant, sans parler des œuvres aux cimaises !

« De Jacques à Frédéric Pajak », exposition à la Galerie de L’Estrée, jusqu’au 7 avril 2024.

Jacques Pajak, portrait réalisé dans le restaurant du Théâtre municipal à Lausanne en 1961. Image de une: peinture sans titre datant de la même année.
Photo ©J.D.Rouiller

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Un commentaire à “En marge de l’exposition “De Jacques à Frédéric Pajak”, hommage à un maître de la liberté”

  1. Rochat Pierre et Marie-Françoise 5 mars 2024 at 18:02 #

    Bonsoir Monsieur, merci de parler de Pajak, nous allons nous rendre à l’exposition de Ropraz.

    Dans notre famille, mon mari et son frère, nous possédons plus d’ une quarantaine de Pajak que mes beaux-parents avaient acheté à la galerie “L’Entracte” de la rue de la Paix. Ils font notre bonheur!

    Meilleurs messages

    Marie-Françoise Rochat

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