C’est dans le bâtiment Piramida (Photo ©2024 Roland Tasho), au centre de Tirana, et à l’Académie des Sciences d’Albanie que s’est tenu, les 8 et 9 octobre 2024 le vernissage du livre du journaliste Kudret Isaj intitulé « Le dernier voyage d’Eugène et Hélène Pittard en Albanie. Genève -Tirana. Sur les traces de la Croix-Rouge Albanaise à Genève« , traduit en français par Rina Cela Grasset et publié en juin 2024. Récit de l’auteur du livre. Réd.
PAR KUDRET ISAJ
Le 6 octobre 2024 à 6h50, je voyage avec EasyJet sur la ligne aérienne Genève-Tirana. Une file devant moi dans l’avion, j’entends une personne, probablement membre du Club Suisse en Albanie, dire à son voisin qu’elle allait participer aux événements organisés par l’Ambassade de Suisse à Tirana en hommage à Eugène et Hélène Pittard.
A 8h50, arrivée à l’aéroport «Mère Teresa» à Rinas, près de Tirana. Le mont Dajti, avait bien fait les choses en chassant les nuages pour que le soleil puisse souhaiter la bienvenue aux voyageurs. Un employé de l’aéroport me dit avec fierté que durant l’été il y a eu 1 million de passagers, ce qui correspond à 250 vols par jour. Au cours des neuf premiers mois de l’année 2024, l’aéroport international «Mère Teresa» a accueilli 8 millions de passagers. L’aéroport porte le nom d’Anjezë Gonxhe Bojaxhiu, connue sous le nom de Mère Teresa de Calcuta. Le Prix Nobel de la Paix en 1979 n’a jamais renié ses origines albanaises. Eugène et Hélène Pittard ont visité l’Albanie pour la dernière fois en 1924. Mère Teresa a visité l’Albanie pour la dernière fois le 25 avril 1993 en accompagnant le Pape Jean-Paul II pendant sa première visite dans ce pays.
Routes périlleuses au début du 20e siècle
En parcourant en deux heures la distance séparant Genève de Tirana en avion, je pense au temps de transport qu’il a fallu à Eugène Pittard et son épouse Hélène, connue sous son pseudonyme de Noëlle Roger, pour parvenir en Albanie. Ce fut en 1910, 1921 et 1924. Sur place, le couple a dû surmonter des difficultés inimaginables. Traverser la rivière Mati grossie par les pluies grâce au concours de paysans qui les ont transportés sur leur dos. Un cliché du fameux photographe italien Pietro Marubi, l’auteur de la première photographie albanaise en 1858, a immortalisé ce moment. Dans l’image on distingue un paysan qui a gonflé la peau d’une brebis comme si c’était une outre, moyen de navigation millénaire.
Encore à l’époque du roi Zog, dans les années 30’ et 40’, deux jours étaient nécessaires pour arriver de Tirana à Shkodër, le Scutari de l’Antiquité. Mais aujourd’hui le gouvernement a un projet pour ramener le trajet de 109 kilomètres à 45 minutes. La distance diminue chaque jour également avec l’Italie. Au cours des dernières années, de nombreux retraités de la région des Pouilles ont acheté pour 20.000 euros des appartements à Durrës au bord de la mer. Il est courant de les voir assis dans les restaurants et les bistros de la ville maritime, un verre de raki ou de vin rouge Kallmet dans les mains. À l’époque de Skanderbeg, au Moyen Âge, des tonneaux remplis de vin produits à Lezhë (Lissus) étaient chargées sur des bateaux et parcouraient la mer Adriatique pour terminer dans les caves du Vatican. On raconte que le pape Pie II raffolait de ce breuvage.
L’Albanie dans les années 20’ était un pays pauvre, en grande partie analphabète, le fanatisme religieux pesait lourdement sur la vie des femmes. J’ai lu dans un journal de cette époque-là une anecdote, selon laquelle une dentiste suisse, qui avait ouvert une ambulance provisoire à Tirana, a dû aller voir le « hodja » pour lui demander la permission de soigner les dents d’une femme musulmane albanaise.
Montagnards éprouvés par la famine
Le gouvernement albanais avait mis une villa à disposition du couple Pittard pendant son séjour à Tirana en 1921 et 1924. Pour exercer ses fonctions comme délégué de la Société des Nations en Albanie, Eugène Pittard et son épouse avaient loué une chambre à l’hôtel Europa à Shkodra. Ils distribuaient du maïs aux montagnards mortellement éprouvés par la famine, selon les listes établies par les mairies. En plus de leur travail humanitaire dans la ville de Shkodra, Eugène et Hélène Pittard montaient une fois par semaine sur les pentes des montagnes du district de Malësia e Madhe pour fournir des vivres aux paysans affamés, et aussi pour voir de leurs propres yeux si les mères montagnardes avaient du pain à pétrir pour leurs enfants le lendemain.
Eugène Pittard et son épouse parcouraient les routes de l’Albanie, tantôt en automobile, tantôt a pied, tantôt à cheval, accomplissant avec beaucoup d’amour un travail infatigable pour mieux connaître non seulement la géographie et l’histoire du pays, mais surtout pour mieux comprendre le contexte spirituel albanais. Ce n’est pas un hasard si le Professeur Pittard a découvert pour la première fois la période néolithique en Albanie en septembre 1921, dans le village de Tren, près du lac de Prespa. Il a visité le Musée des Jésuites à Shkodra, ou il a récupéré quelques crânes d’origine albanaise pour les faire étudier dans les laboratoires spécialisés à l’Université de Genève. Eugène et Hélène Pittard ont gravi la montagne de Tomorr en septembre 1921 où ils ont réalisé une très belle collection de photos que nous pouvons aujourd’hui admirer au musée d’ethnographie de Genève. Ils étaient persuadés qu’au sommet de la montagne de la Dodone pélasgique, culminant à 2417 mètres, ils avaient rencontré Baba Tomorr. Le père suprême les aurait bénis de sa main et de son esprit. Ils y ont aussi rencontré les membres de la secte Bektashi, qui célébraient leurs rites religieux sous la direction de Baba Iliaz. Eugène et Hélène Pittard ont accepté l’invitation des Bektashis à partager un repas avec eux. Avant de manger, ils ont assisté à une scène inoubliable: le sacrifice d’un agneau, le kurban, en hommage à Dieu. Le lendemain, après être descendus de la montagne, un habitant de Berat, fier et honoré, a invité le couple Pittard à passer la nuit chez lui, selon la coutume de l’hospitalité albanaise: pain, sel et cœur. Pendant leur séjour à Berat, les Pittard ont pris des photos au bord de la rivière Osum avec leur appareil photographique. Pendant les trois mois qu’ils ont passés en l’Albanie, ils ont visité tous les sites historiques et archéologiques du pays. Ils sont montés à pied ou à cheval pour visiter les château de Shkodra, Kruja, Lezhë, Berat, Këlcyrë, Gjirokastër et Petrelë. En observant les montagnes depuis les hauteurs, Eugène et Hélène Pittard déclarent avoir eu l’impression d’avoir atteint les nuages de la montagne de Baba Tomorr, ou même d’avoir touché les étoiles du ciel de leurs propres mains.
Vernissage du livre à Tirana
Lors du vernissage du livre intitulé : «Le dernier voyage d’Eugène et Hélène Pittard en Albanie. Genève-Tirana. Sur les traces de la Croix-Rouge albanaise à Genève», organisé le 8 octobre 2024 à Piramida à Tirana et du symposium scientifique organisé à l’Académie des Sciences d’Albanie consacré à la figure du scientifique genevois et de son épouse, de nombreux discours ont été prononcés par des diplomates, des membres de l’Académie des Sciences d’Albanie, de l’association de la Croix-Rouge albanaise, des chercheurs des archives d’Etat, des historiens et des journalistes. Le 9 octobre 2024, lors du symposium organisé à Tirana par l’Ambassade de Suisse en Albanie en collaboration avec l’Académie des Sciences d’Albanie, Mme l’Ambassadrice Ruth Huber et M. Skënder Gjinushi, le Président de l’Académie des Sciences d’Albanie, ont symboliquement inauguré dans la salle Aleks Buda, premier Président de l’Académie des Sciences d’Albanie, le buste d’Eugène Pittard. Ce buste a été généreusement offert à l’Académie des Sciences d’Albanie par la famille Pittard de Genève. Yllka Mujo et Elia Zaharia, deux actrices albanaises renommées, mère et fille, ont touché le public et les participants en interprétant avec émotions, en albanais et en français, des passages choisis des oeuvres scientifiques, journalistiques et littéraires d’Eugène Pittard et de Noëlle Roger sur l’Albanie et les Albanais. Sur les principales chaînes de télévision albanaises, l’auteur et l’éditeur du livre, Luan Rama, a donné des interviews. La lettre chaleureuse que Mme Claire Pittard, nièce d’Eugène et Hélène Pittard a rédigée à Genève, ainsi que la vidéo préparée à Lausanne par M. Christian Campiche, journaliste, écrivain et musicien suisse, adressées aux participants et au public albanais ont été très appréciées. Lors des deux discours traduits en albanais et prononcés par le conférencier, il y a eu de longs applaudissements en signe de remerciement pour l’œuvre et la grande contribution qu’Eugène et Hélène Pittard ont apportée à l’Albanie et aux Albanais, renforçant du même coup les relations amicales, politiques, scientifiques, culturelles et humanitaires existant entre la Suisse et l’Albanie.
Qu’ont dit les gens à Tirana après avoir écouté les salutations des amis d’Albanie? Tout d’abord, les participants ont exprimé leur regret que les descendants des familles Pittard et Dufour à Genève, ainsi que la famille de Christian Campiche à Lausanne n’aient pas pu se libérer de leurs engagements pris de longue date. A la fin un groupe de participants au symposium organisé à l’Académie des Sciences d’Albanie, touché par les paroles sincères d’amitiés exprimées par des amis suisses, a exprimé son désir que l’État albanais délivre des passeports albanais aux descendants des familles Pittard, Dufour et Campiche.
Aussi célèbre que Clint Eastwood
Ce fut une campagne nationale très intense pour faire connaître la grande contribution d’Eugène et Hélène Pittard à l’Albanie et aux Albanais. Le portrait emblématique du Professeur Eugène Pittard, affiché sur le boulevard principal «Dëshmorët e Kombit» ainsi que dans d’autres rues de Tirana, semblait être là pour saluer les habitants et leur dire qu’il était revenu en Albanie, honorant ainsi sa parole. Le portrait mythique d’Eugène Pittard est devenu durant les jours de la campagne, aussi célèbre que ceux de Harrison Ford, Robert de Niro et Clint Eastwood. La campagne Pittard organisé par l’Ambassade suisse en Albanie, débutait tôt le matin et se poursuivait tard le soir. Il faut reconnaître le mérite de Mme Ruth Huber, Ambassadrice suisse en Albanie, qui a prononcé un discours remarquable lors des deux évènements et donné des interview sur plusieurs des chaînes de télévision les plus réputées de Tirana, ainsi que dans les journaux albanais en parlant du couple Pittard et de leurs contributions exceptionnelles à l’Albanie. Pendant une semaine entière, dans les rues principales de Tirana, des banderoles affichant le portrait d’Eugène Pittard étaient visibles.
La campagne sur Eugène et Hélène Pittard organisée par l’Ambassade suisse en Albanie fut un immense succès et restera longtemps gravée dans la mémoire des citoyens albanais. Le livre sur Eugène et Hélène Pittard publiés en albanais et en français pendant la campagne, a été très recherché par un large public albanais, ainsi que par des citoyens et des touristes étrangers présents à Tirana. La campagne Pittard en Albanie ne fait que commencer et se poursuivra dans d’autres villes albanaises. En 2025, l’Ambassade de Suisse en Albanie prévoit et organise d’autres activités autour d’Eugène et Hélène Pittard comme la publication d’un album photographique des clichés qu’Eugène Pittard a réalisés lors de ses voyages en Albanie en 1921 et 1924. A cette occasion, je tiens à remercier chaleureusement Mme Carine Ayélé Durand, Directrice du Musée d’ethnographie de Genève. Le 8 janvier 1927, soit il y a 97 ans, le Président de la République Albanaise, M. Ahmet Zogu, a décoré le Professeur Eugène Pittard de la haute distinction: «Commandant étoilé – Grand Officier de l’Ordre de Skënderbeg». Nous espérons que le Président de la République d’Albanie témoignera de la noblesse et de la reconnaissance de l’Etat Albanais en décorant deux citoyennes suisses et deux citoyennes genevois qui ont tant sacrifié pour l’Albanie: le Professeur Eugène Pittard et son épouse Hélène Pittard, alias Noëlle Roger, avec la distinction : «L’Ordre du Drapeau National».
Grand merci, cher Kudret, pour ce récit vivant et plein de détails savoureux autour de cette riche commémoration ! Et surtout, félicitations pour le gigantesque travail que tu as mené jusqu’au bout, avec le succès qu’il mérite.
Grand merci aussi à l’Ambassade de Suisse en Albanie et à l’Académie des Sciences d’Albanie, qui ont organisé ensemble des événements à la hauteur de ton œuvre.
J’aime beaucoup la photo où tu es à côté du buste de mon grand-père.