Un menu khmer rouge fait scandale

PAR KONG SOTHANARITH, SYFIA, CAMBODGE

Salle tapissée de nattes, outils agricoles aux murs, longues tables en mauvais bois et serveuses portant l’uniforme noir et l’écharpe à carreaux rouges comme sous les Khmers rouges. Le décor est volontairement grossier, digne d’un théâtre, mais la climatisation, les sets de tables bien propres et la vaisselle en alu impeccable détonnent. Nous sommes au Café History, à Phnom Penh en face du musée de Tuol Sleng, une ancienne école transformée en centre de torture sous Pol Pot. La carte propose au visiteur un menu unique, « inoubliable » à six dollars: un bol d’une eau grise où baignent quelques grains de riz et de maïs et une soucoupe de gros sel. La carte précise que ce repas n’était servi que deux fois par jour sous le régime khmer rouge, entre 1975 et 1979. Un dessert à base d’oeuf, dont on apprend qu’il était offert une fois par an, et un thé, alors réservé aux chefs, le tout servi sur un krama, l’écharpe rouge, accompagnent ce plat principal aux portions évidemment congrues.

Le propriétaire des lieux, Hakpry Sochivan, a 25 ans. Il a voulu tester son « concept » avant de demander une licence commerciale. Les remous médiatiques et l’indignation populaire l’ont obligé à fermer momentanément les lieux, fin novembre. Sochivan attend toujours la réponse à la demande officielle qu’il a déposée. A Phomh Pen, les réactions au plus haut niveau sont vives. Khieu Kanharith, ministre de l’Information ne cache pas sa colère: « Un tel établissement est inacceptable. Devant Tuol Sleng, cela relève du mépris! » Le ministre du Tourisme, Lay Prahoas, s’insurge, cassant: « Nous devons respecter l’âme des victimes. Cela me dépasse qu’ils l’exploitent sans penser à la douleur. »

Un menu « inoubliable »
Libéral entêté, Hakpry Sochivan ne voit « aucun mal à faire du business sur le traumatisme » et surfe habilement sur le thème de la mémoire. « Je veux juste, argumente-t-il, que les gens sachent comment vivaient les Cambodgiens au quotidien, comment ils étaient habillés et ce qu’ils mangeaient. » Mais quelle mémoire garde-t-on d’un mauvais repas? Quel témoignage sur la famine ressort-il d’une telle « expérience »? A ces questions, Hakpry Sochivan n’a pas de réponse.

Visiblement pris de court par les débats qu’il soulève, le jeune patron de ce restaurant très spécial, évite la discussion et répète son plan marketing comme une leçon bien apprise: « Nous devons satisfaire le client. Il veut voir la réalité ? Nous devons la lui montrer. La nourriture, les vêtements, les tables, c’est ça la réalité! »

N’y a-t-il pas un risque que les clients viennent tester le « menu inoubliable » comme on va faire un tour de montagnes russes ? Silence.

Hakpry Sochivan s’est engouffré dans ce projet contre l’avis de nombre de ses aînés, à commencer par sa mère. Dara Chan, la réceptionniste de 23 ans, confie un peu tendue que ses parents venus lui rendre visite sont repartis en pleurant. « Ils ne veulent pas revivre ça », dit-elle. Interprétation rapide et cynique de ces réactions par le patron du Café History : elles sont un gage de réussite et prouvent qu’il parvient à montrer la réalité.

Du côté des touristes étrangers, les réactions sont diverses. « C’est la première fois que je goûte une telle nourriture, confie Jang Wang, une Hongkongaise. Elle est très saine et je sens aussi là-dedans toute la souffrance du peuple. Je vais tout manger. » Une touriste anglophone se demande, elle, comment on peut parler du goût de la nourriture alors que les Cambodgiens n’avaient rien à manger et qu’après un tel repas ils avaient toujours faim.

Le danger de la banalisation
« La famine chronique ne pourra jamais être ressentie par un repas si maigre soit-il, confirme Pin Yathay, auteur du livre « L’Utopie meurtrière ». Sans parler du contexte de l’époque avec la peur, la fatigue des longues journées de travaux forcés, le désespoir et la présence des Khmers rouges. Une atmosphère difficilement transposable dans un café de nos jours ». « Cela ne peut que fausser le jugement des gens sur l’ampleur du drame subi par les victimes et le degré de responsabilité des bourreaux eux-mêmes », estime-t-il en mettant cette initiative sur le compte de l’inconscience du propriétaire.

Panh Rithy, réalisateur d’un documentaire sur les bourreaux de Tuol Sleng, S-21 la machine de mort khmère rouge, s’insurge lui aussi contre le projet. Pour lui, « ce processus de banalisation est malsain ». « C’est, dit-il, une atteinte à la dignité des victimes sous prétexte de réveiller la mémoire. Et quand il y a banalisation, le danger du révisionnisme n’est pas loin. »

 

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