Les Cahiers bleus de Zhenishbek – « Alors, mon garçon, qui est ton père? »

J’ai eu beaucoup de maîtres dans ma vie, de toutes sortes, mais pas de père. 

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Chez les Kirghizes, la mémoire ne s’arrête pas au seuil du père : elle remonte les rivières du sang jusqu’au septième ancêtre. Car connaître d’où l’on vient, c’est savoir où poser ses pas. 

Mon père s’appelait Kadyrbek, mon grand-père Edige, mon arrière-grand père Ismail, mon arrière-arrière-grand père Joroup, mon arrière-arrière-arrière-grand-père Témir, mon arrière-arrière-arrière-arrière-grand-père Shamourat, mon arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-grand-père Temirdin, et le septième et dernier ancêtre connu Tooke. Une longue liste à la kirghize, où l’on se doit de remonter la lignée des pères qui vous ont précédés. Question d’identité et aussi pour éviter la consanguinité.  

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J’ai grandi depuis l’enfance avec cette question qui me revenait sans cesse : « Alors mon garçon, qui est ton père? » Dès que je prononçais son nom, je sentais un étrange bonheur m’envahir – rien que des sourires autour de moi, certains me serraient même dans leurs bras à la seule évocation de son souvenir.   

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J’ai hélas perdu deux précieux carnets intimes de la plume de mon père. Je m’en voudrai toujours. J’aurais tant voulu pouvoir en citer quelques beaux extraits dans le livre que je lui ai consacré. 

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J’ai connu Dieu très jeune, grâce à ma mère, qui se faisait lire le Coran à haute voix par un voisin auquel elle faisait un petit cadeau en reconnaissance. A chaque fois que j’entendais ces paroles en arabe, je me disais, nous sommes là sur la Terre et mon père, lui, est là-haut avec Dieu.  

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Nous oublions trop souvent d’écouter nos pères, ce que fut leur vie, ce que furent leurs souvenirs. Nous sommes trop préoccupés par nous-mêmes, et  passons ainsi parfois à côté de trésors. 

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Quand ma mère se fâchait contre nous, ses enfants, elle nous criait : « Après ma mort, vous ne pleurerez pas plus de trois jours ! » Elle mentait. Je la pleure encore aujourd’hui. 


Cette chronique contient des nouvelles, aphorismes, histoires vraies et autres récits écrits en kirghize entre l’âge de 15 et 35 ans sous la forme d’un journal par le journaliste et écrivain Zhenishbek Edigeev. Un premier tome des “Cahiers bleus” a été publié en 2022.

Mon père Kadyrbek: inconnu de mes yeux (mais) maître de mon âme. Chez les Kirghizes, la mémoire ne s’arrête pas au seuil du père. Photo DR

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