Le retour d’Eugène Pittard en Albanie (2) – Quand, dans l’avion, l’érudit Astrit Leka tient le buste de l’anthropologue genevois entre ses bras

PAR KUDRET ISAJ

Astrit Leka est le plus célèbre francophone d’Albanie. Bientôt centenaire, il habite avec sa famille à Genève depuis  1990. Le comble est qu’en raison de cet éminent citoyen albano-suisse, fier de ses deux patries, l’Albanie et la Suisse, l’auteur de ces lignes ne parvient plus à dormir. 

Au soir du 16 octobre 2024, l’éditeur lausannois du journal en ligne infoméduse, Christian Campiche, a publié mon article intitulé : «Tirana commémore le souvenir des Genevois Eugène et Hélène Pittard comme s’il s’agissait de Mère Teresa, Prix Nobel de la Paix». Quand j’ai relu mon article après sa parution, des larmes ont jailli involontairement de mes yeux, mon coeur a battu la chamade et j’ai été sur le point d’appeler le 144. L’article laissait passer un oubli impardonnable. Je n’avais pas cité la contribution du Professeur Astrit Leka à l’hommage rendu à Eugène Pittard par son buste interposé, symboliquement érigé le 9 octobre 2024 à Tirana en présence de l’Ambassadrice de Suisse en Albanie, Mme Ruth Huber, et de M. Skënder Gjinushi, le Président  de l’Académie des Sciences d’Albanie. Cette inauguration était une surprise pour nous tous, personne n’était au courant.

Professeur Leka, je devine votre désillusion à la lecture de mon article. Vous auriez toute légitimité pour me prendre pour un ingrat ne disant pas toute la vérité à propos du buste inauguré à Tirana. Je vous demande pardon, Professeur! Permettez-moi, pour tenter de me racheter, de vous offrir cette conversation imaginaire entre vous et Eugène Pittard.

Mais où est le passeport d’Eugène Pittard?

Nous sommes dans l’avion vous menant de Genève à Tirana. Claire Pittard, petite-fille de l’illustre savant genevois vous a  confié le buste d’Eugène Pittard. Un cadeau de la famille Pittard à l’Académie des Sciences d’Albanie à Tirana. Vous avez acheté le billet d’avion. Mais quelques minutes avant de partir à l’aéroport vous voilà saisi d’un doute que vous ne pouvez pas chasser.

« Voyons, j’ai bien mon passeport suisse dans la poche. Mais que dois faire si jamais on me demande le passeport d’Eugène Pittard? Il voyage quand même à mes côtés! Allez savoir avec ces fonctionnaires? Pourquoi n’ai-je pas demandé à Claire Pittard de me procurer le passeport suisse de son grand-père? J’ai lu quelque part que son fils, Jean-Jacques Pittard, disait toujours que son père était muni d’un passeport diplomatique. Il est où, ce passeport? N’aurais-je pas dû acheter un  billet d’avion pour moi et un billet d’avion pour le buste d’Eugène Pittard? Que dois-je faire maintenant si l’on me demande une preuve de l’identification de son visage? S’agit-il du vrai Eugène Pittard ou du buste d’une autre personne? »

Toutes ces questions vous ont traversé l’esprit. Heureusement, il ne s’est rien passé de grave et vous avez porté pendant deux heures entre vos bras le buste d’Eugène Pittard sur la ligne aérienne Genève – Tirana. Qu’ont pu se dire un Suisse de Genève et un Albano-Suisse pendant le trajet? Vous aviez certainement beaucoup de chose à vous raconter. Par exemple, Astrit Leka, vous êtes né dans le village de Borsh, district de Vlora, en 1924. Cette année-là, l’Albanie connaît une révolution, l’érudit Fan Noli est nommé premier ministre. L’Albanie doit à cet évêque d’avoir été élue membre de la Société des Nations le 17 décembre 1920 à Genève. On peut préciser que Fan Noli a défendu en 1947 au conservatoire de musique Nju England à Boston une thèse de dissertation intitulée: «Ludwig van Beethoven et la Révolution française». Fait rare pour un politicien, encore plus pour un premier ministre, il jouait du hautbois, instrument que les Albanais  de l’époque – dans leur jargon quotidien – appelaient flûte.

« Noëlle Roger retournera aussi en Albanie, je vous le promets! »

1924, l’année de votre naissance, est aussi celle choisie par le Professeur Eugène Pittard pour se rendre en Albanie. Il y va avec son épouse Hélène, connue sous son pseudonyme d’écrivaine Noëlle Roger. Pittard a le titre de délégué de la Société des Nations, chargé d’acheminer des vivres à la population albanaise qui souffrait de la famine dans le nord du pays.

Imaginez la scène: un professeur albanais centenaire, ses cheveux blancs, un front à la Dioclétien, porte dans ses bras dans l’avion le buste d’Eugène Pittard en bronze. Un exploit physique, Professeur! Et le symbole d’une aventure qui est tout sauf quelconque. Eugène Pittard retourne en Albanie 100 ans  après sa dernière venue. Un monument coulé dans le bronze. L’homme que le professeur Leka porte dans ses bras est un sapin presque centenaire. Loin à la ronde on s’aperçoit qu’il ne s’agit pas du buste sculpté par Luc Jaggi, veillé jour et nuit pendant 45 ans, de 1969 à 2014, dans la cour du Musée d’Ethnographie de Genève. Où est-il ce buste aujourd’hui? Disparu à jamais? Le buste que vous accompagnez, Astrit Leka, a pour auteure Marguerite Duchosal – Bastian. Elle fut une élève du sculpteur genevois James Vibert.

Après deux heures de voyages, vous arrivez à l’aéroport international de Tirana. Vous observez la foule joyeuse et vous remarquez des hommes et des femmes avec des pancartes dans les mains: « Bienvenue en Albanie, M. Pittard! Bienvenue en Albanie, Mme Hélène Pittard! C’est alors, Professeur Leka, qu’une angoisse vous saisit. Vous vous sentez un peu coupable: Hélène Pittard n’est pas venue en Albanie avec son mari!… Eugène Pittard retournait seul en Albanie après une très longue absence. Les gens vous embrassaient comme s’ils embrassaient un ami de la famille parti depuis très longtemps. Très touché, larmes aux yeux, vous avez fait une promesse à ces compatriotes: « je vous promets qu’Hélène Pittard-Dufour, l’écrivaine Noëlle Roger, retournera aussi en Albanie au plus vite. C’est ma parole donnée. »

Ambassadeur de Skanderberg dans le monde

Né en 1924, Astrit Leka étudie au lycée français de Korça, administré par le gouvernement albanais et financé par le gouvernement français (1917-1939). Il avait comme professeur Enver Hoxha, qui, au lendemain de la guerre, deviendra le leader de l’Albanie pour une longue période de 40 ans. Après avoir terminé ses études secondaires à Florence, Astrit Leka rentre au pays en 1941 où il devient résistant avant que la conférence de Yalta ne jette l’Albanie dans les bras du bloc soviétique de 1944 à 1990. 

Diplômé en langue et la littérature albanaise, histoire et géographie, Astrit Leka a travaillé un temps à l’Académie des Sciences d’Albanie puis comme professeur de langue française dans des gymnases de Tirana, où son enseignement a acquis une grande réputation. Son épouse, Eminé Leka, est diplômée en biologie et chimie à la faculté de médecine vétérinaire de Tirana. Ce polyglotte qui parle cinq langues en dehors de l’albanais – français, italien, russe, espagnol, portugais, s’installe à Genève avec sa famille au début des années 90’. Il y crée l’association Solidest, dont il est toujours président.

On lui doit un travail inlassable en vue de l’installation au bord du Léman du buste du héros national albanais Gjergj Kastriot Skënderbeu (George Castriot Skanderbeg), oeuvre du sculpteur Odhise Paskali. Mission quasiment impossible au départ, du fait de problèmes juridiques.  Le buste de Skanderbeg  est finalement inauguré le premier novembre 1997 dans le parc William Rappart à Genève avec la participation des membres du gouvernement genevois, de centaines d’Albanais résidant à Genève et Lausanne, en présence du Président de la République d’Albanie, M. Rexhep Meidani.

Auteur de livres, conférencier, figure respectée dans les enceintes internationales, Astrit Leka est un chêne centenaire qui a quitté les côtes illyriennes pour jeter l’ancre dans le Léman à Genève. Il restera toujours pour les Albanais l’Ambassadeur de Scanderbeg dans le monde.

Le professeur Astrit Leka devant le buste du héros national d’Albanie, Scanderberg, érigé sur les quais de Genève grâce à sa persévérance. Photo DR

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Un commentaire à “Le retour d’Eugène Pittard en Albanie (2) – Quand, dans l’avion, l’érudit Astrit Leka tient le buste de l’anthropologue genevois entre ses bras”

  1. Claire Pittard 23 octobre 2024 at 19:58 #

    Quel récit bien sympathique ! Et quelle merveilleuse envolée !
    J’imagine ce buste d’Eugène Pittard entre les bras d’Astrit Leka sur un étroit siège d’avion, et les dialogues entre ces deux personnalités. Même si je crois savoir que ce buste est arrivé à Tirana en voiture… Et après tout, on pourrait imaginer un autre dialogue entre Astrit Leka et Eugène Pittard tout au long de la route entre Genève et Tirana… Alors, Kudret, reprends ta plume lyrique et reconstitue-nous ce trajet de haut vol sur des routes terrestres…

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